Deux guerres, deux stratégies…

Alors, faut-il persévérer ?

Le 4 avril 1917, ayant reçu ces différentes informations, Camille Cavallier fait part à Émile Ferry des doutes qui commencent à l’envahir, d’autant que lui revient à la mémoire la réflexion d’un interlocuteur lui ayant lancé que l’idée de créer une grande usine de machines agricoles était « une chimère ». Au point où il en est, il en vient à souhaiter qu’un contradicteur se fasse « l’avocat du diable ». C’est pourquoi il demande qu’on lui fasse part de tout argument pouvant faire obstacle à ce projet.

Finalement, au début du mois de juin 1917, Camille Cavallier, Émile Ferry et Théodore Laurent, respectivement pour Pont-à-Mousson, les Aciéries de Micheville et la Marine-Homécourt, franchissent une étape en faisant établir une première ébauche des statuts d’une Société de Construction Mécanique à déposer devant Maître Moyne, notaire. Une particularité tient au fait qu’un partenaire nouveau entrerait en ligne de compte pour 40 % environ du capital, la maison Sulzer, de Winterthur, en Suisse. M. Théodore Laurent, de St-Chamond, serait Président.

Mystérieux abandon du projet

La correspondance entre Cavallier et Ferry au sujet de cette grande usine de machines agricoles s’arrête brutalement à cette date de juin 1917. Plus aucun signe par la suite. Nul doute qu’elle ait été tout simplement abandonnée. D’ailleurs, l’ouvrage d’Alain Baudant, Pont-à-Mousson (1918-1939), n’en fait aucunement mention.

Cet évanouissement dans le vide laisse un sentiment de dépit car on aimerait bien connaître les raisons et les circonstances de cette issue fantomatique. Vraisemblablement le gouvernement, et surtout Louis Loucheur, ont-ils estimé que la mobilisation industrielle du pays devait porter de façon absolument prioritaire sur la fabrication des armements modernes : avec l’effondrement du Front russe, la France a absolument besoin de canons, de chars et d’avions pour compenser son infériorité numérique face à l’avalanche allemande qu’elle prévoit très précisément pour le mois de mars 1918. Il faut tenir à tout prix en attendant l’arrivée des Américains. Et c’est effectivement à partir de novembre 1917 que l’industrie est pleinement considérée comme une « affaire d’État » (André Louat et Jean-Marc Servat, Histoire de l’Industrie française, Ed. Bréal, 1995). Dans ces conditions, il ne peut être question de distraire de la fonte, du fer et de l’acier pour des machines agricoles au détriment des usines de guerre.

Conclusion : Du moins, cet échange de lettres et de documentation offre-t-il l’intérêt de dresser l’image que de grands industriels peuvent se faire de la fabrication des machines agricoles en France, mettant en relief les structures modestes et divisées de ce secteur.

Il y a mieux. En effet, on constate que les questions purement industrielles de financement et de production ne posent pas de problème à ces entrepreneurs. En revanche, ils découvrent l’évidente obligation d’adapter les machines qu’ils vont fabriquer aux conditions particulières de l’agriculture française. Il y a d’abord le morcellement des propriétés et des exploitations ainsi que les difficultés offertes par la topographie. A cela s’ajoutent les problèmes liés à la distribution et au crédit auprès d’une clientèle réputée pour sa prudence et plus disposée à voir l’achat d’une machine agricole comme une dépense venant réduire « le bas de laine » qu’un investissement avec la part de risque que cela doit comporter.

Philippe Delorme ν

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