« Se fait donc jour l’hétérogénéité des objectifs qui se mêlent entre tenant du retour à la terre et tenant de l’agriculture « progressive » dans l’entre-deux-guerres, entre « traditionalistes » et « technocrates » à Vichy, entre part respective variable de la recherche fondamentale et recherche appliquée qui identifient les différents projets, celui de 1916, celui de 1921, les alternatifs des années 1920 et 1930 et celui de 1946. […] Malgré l’apparente continuité des ambitions, exprimée par Préau dans la citation du début de notre article, le discours agrarien au niveau gouvernemental devenu qu’un simple slogan de la Révolution nationale de Vichy laisse la place avec l’arrivée de Jacques Leroy Ladurie et Max Bonnafous au ministère de l’Agriculture à un discours favorable à une politique agricole moderniste, scientifique, industrielle, exportatrice(…) Ainsi, l’agronomie et les agronomes ont accompagné le discours agrarien avant de s’en détacher pour nourrir les politiques résolument « modernistes » » (Gilles Denis, « De l’Institut des recherches agronomiques au premier Institut national de la recherche agronomique (1916-1946) » in Sciences, chercheurs et agriculture, op. cit, p. 107-108) (cité par http://stephane.guillard.over-blog.com/2014/09/l-agriculture-et-la-recherche-pendant-l-occupation.html).
Les techniciens de Vichy se sont attelés en 1941-1942 à la préparation d’un Plan d’Équipement national. Pour Philippe Mioche, on ne peut séparer ces travaux du plan Jean Monnet (novembre 1946-janvier 1947). Le travail de la DGEN fixe des objectifs décennaux et est écrit pour le retour au temps de paix. En 1944, la DGEN reprend ses travaux : ils rencontrent comme les premiers l’hostilité des traditionalistes, mais sont regardés de près par le gouvernement d’Alger. En 1944, les auteurs prennent le contre-pied des idées de 1941 : « Il ne faut pas suivre les vues idylliques de certains rêveurs contemporains qui s’imaginent procurer le bonheur de notre peuple en le ramenant à des idéaux purement agricoles. « Notre préoccupation première doit être de tirer la France de l’anémie qui l’a gagnée dans ses parties vitales et qui se traduit de façon terriblement alarmante par un malthusianisme généralisé ». Il faut enfin refuser l’autarcie car « il est certes plus facile de restreindre des importations pour n’avoir pas à exporter, que de se donner la peine d’exporter pour pouvoir acheter davantage à l’étranger »
L’investissement dans l’agriculture est revisité : « L’investissement pour l’agriculture du plan de 1942 est très différent de ceux qui ont suivi. Le montant moyen annuel est élevé. Il porte en quasi-totalité sur des aménagements ruraux, ignorant la mécanisation, alors que, dès 1944, la DGEN attribue plus de la moitié des investissements au machinisme agricole (document 11), proportion conservée jusqu’au Plan Monnet. Entre 1942 et 1944, il y a une modification profonde de l’analyse de l’agriculture et de son avenir. L’ampleur de l’investissement total dans le Plan Monnet masque cet équilibre aménagement/mécanisation il semble donc miser sur toutes les exploitations agricoles, grandes et petites. Pour autant, cela n’a pas empêché les représentants du monde rural d’être réticents vis-à-vis du plan. Dans le domaine industriel et énergétique, on ne note pas de telles ruptures dans la répartition d’un plan à l’autre. Il y a des différences d’échelles, pas de nature. »
L’investissement dans l’agriculture et le machinisme agricole dans les différents plans (en milliards de francs 1938 2 mm = 1 milliard de francs) (En noir, l’investissement en machine agricole et dans l’industrie du machinisme agricole en blanc, les autres investissements dans l’agriculture.) (Source Ph. Mioche.)
Source : Aux origines du Plan Monnet les discours et les contenus dans les premiers plans français (1941-1947) Revue historique 1981 – en ligne sur Gallica.
CONCLUSION
DEUX PÉRIODES, DEUX CHOIX ?
Il est tentant d’opposer la recherche de la modernité en 1917 et le choix agrarien, traditionaliste, de 1940. De fait, pendant la Grande guerre, la politique agricole ne se pose pas en termes d’idéologie : il faut tenir avec beaucoup moins d’hommes, de chevaux, de ressources. On commencera à se préoccuper de planification plus tard, et ce sera surtout dans la reconstruction des villages détruits en Lorraine.
Document du C.A.U.E. de Meurthe-et-Moselle Nancy « En tant que région frontalière, la Lorraine est l’un des territoires les plus touchés par les destructions de la 1re guerre mondiale. Avant ce conflit majeur, les villages évoluaient lentement et progressivement, se développant selon des formes d’implantation et des techniques de constructions traditionnelles. La loi Cornudet, adoptée le 14 mars 1919, offre aux communes françaises la possibilité de concevoir des plans d’urbanisme parfois ambitieux, afin de reconstruire des villages plus fonctionnels, plus agréables, plus propres et mieux adaptés à un mode de vie moderne. Des architectes étaient la plupart du temps à l’origine de la conception des plans d’urbanisme. Mais avant leurs applications, ces plans devaient être approuvés par les services d’hygiène du génie rural, composés entre autres d’ingénieurs. Des enquêtes publiques étaient également menées au sein de chaque village, influant légèrement sur les réalisations. »
En 1940, la défaite amène au pouvoir des hommes de conviction : résolument agraires, anti-industriels, anti-urbains, : ils trouvent alors la possibilité d’appliquer leurs idées et de construire une France fondée sur l’authenticité de la race, la fécondité de la terre et l’importance de la tradition. Mais derrière cet affichage qui ne se dément pas pendant toute la guerre, d’autres hommes se posent des questions : aujourd’hui, on dirait « prospective », « aménagement du territoire », « nouvelles techniques », mouvement coopératif… Leurs chefs politiques seront victimes de l’épuration mais eux seront intégrés dans les nouvelles structures mises en place à la Libération pour le renouveau de la France. Les formulations politiques seront différentes, mais nombre de réflexions seront de fait reprises dans le plan Jean Monnet. Dans un temps plus long, certaines autres idées également réactivées. Des historiens du syndicalisme agricole voient une continuité entre l’UNSA et la FNSEA. Les CUMA (coopératives d’utilisation du matériel agricole) sont en quelque sorte la concrétisation des idées du Génie rural et de ses centres coopératifs de culture mécanique. Les Républiques ont essayé de pratiquer les théories de Pierre Coutin qui voyait le monde rural comme une entité à développer, allant bien au-delà du monde agricole. Bref, n’était-ce pas, sur ce sujet, pendant l’Occupation, un théâtre d’ombres : sur le devant de la scène, des paysans en difficulté, des hommes politiques aux convictions très arrêtées (mais arrêtées sur un passé idéalisé) et derrière, une réflexion plus ambitieuse, marquée souvent par des volontés de synthèse entre l’ordre et le progrès mais qui seront in fine reprises et enrichies. Le plan Marshall, l’importation de tracteurs, puis leur fabrication en France avec des modèles enfin adaptés au foncier français sont en filigrane dans les projets de 1944-1945-1946. De la même façon, les recherches de 1917, si elles ne débouchèrent pas immédiatement, ne furent pas totalement perdues. Elles ont permis de comprendre que l’important n’était peut-être pas tant la taille ou la forme du tracteur ou de la moissonneuse (encore que !) que la mutation du foncier d’une part, l’accès aux moyens financiers d’autre part et les changements de mentalité des paysans, pas si traditionalistes que cela, mais prudents, d’une prudence née de l’expérience.
TEXTES
Principales réalisations en matière de génie rural (Victor de Pampelonne, directeur général du génie rural et de l’Hydraulique agricole) page 39 et suivantes. Notre terre, ouvrage publié sous le haut-patronage de M. Max Bonnafous, ministre de l’agriculture et du ravitaillement. Éditions Delmas 1943
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