Deux guerres, deux stratégies…

L’épuisement des femmes à la campagne

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Dans les campagnes, les femmes remplacent les hommes partis au Front – Carte postale de la Première Guerre mondiale : « Eauze, (Gers) – Les Femme dans les travaux des champs durant la Guerre » Ces photographies illustrent bien les problèmes de l’agriculture française que découvrent les grands industriels explorant en 1917 les possibilités de la mécanisation par la machine agricole : morcellement des exploitations en champs de petites dimensions, paysage rural coupé par les contraintes de la topographie, instruments et outils aratoires traditionnels, lourds et fatigants à manier. On comprend que les femmes soient épuisées, que la natalité s’effondre et que les plus jeunes cherchent à quitter les villages.
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Photo datée de 1918 montrant une agricultrice conduisant une moissonneuse McCormick.

    Avec le départ des hommes, toute la charge de l’exploitation agricole est retombée sur les femmes. Sur ce point, Cavallier et Ferry évoquent un rapport inquiétant. En mars 1917, le Secrétaire Général de la Société d’Encouragement par l’Industrie Nationale, Professeur à l’Institut Agronomique, M. Hitier, expose que le travail des fermières et de leurs filles représente une tâche excessive. Épuisées, les femmes ne veulent plus avoir d’enfants. Quant aux jeunes filles, elles répugnent à rester à la ferme et ne pensent qu’à aller habiter en ville. Le Professeur Hitier rappelle que les femmes, après avoir travaillé dans les champs toute la journée, reviennent le soir, ayant encore à soigner leur bétail, à préparer le souper et à s’occuper des enfants : « Tout cela est si éreintant qu’elles ne résistent pas ». Pour alléger le travail des femmes, freiner l’exode de la campagne vers la ville et en même temps favoriser la reprise de la natalité, M. Hitier préconise l’électrification dans les fermes et dans les champs.

Mais il semble que ce type de modernisation rurale ait paru difficile et surtout trop longue à mettre en œuvre. Dans ces conditions, le gouvernement a sans doute pensé que le recours à la mécanisation serait plus intéressant et plus rapide. Le Ministère de l’Agriculture connaît bien l’état d’émiettement de la propriété agricole et il cherche par exemple à favoriser le regroupement des agriculteurs dans des coopératives et des associations. Élevé au rang ministériel en 1917, le Service du Ravitaillement se voit confier la mission de favoriser toutes les initiatives et de coordonner les actions des intervenants. Initiée en 1915 de manière expérimentale, la motorisation de l’agriculture est encouragée par la loi du 2 janvier 1917 : l’achat des tracteurs est subventionné à la hauteur de 33 à 50 % de l’investissement (Rémy Porte, La mobilisation industrielle, « premier front » de la Grande Guerre ? Éditions 14-18, 2006).

C’est vraisemblablement dans cet état d’esprit que des industriels comme Camille Cavallier et Émile Ferry sont invités à explorer la piste de la machine agricole. Dans ce domaine, comme dans celui du simple instrument aratoire, il y a beaucoup à faire. Vers 1900 en effet, sur un total d’environ 5 millions d’exploitations agricoles, 200 000 seulement utilisent la charrue de type « Brabant » double réversible, apparue en 1850, c’est-à-dire un demi-siècle auparavant. Les faucheuses mécaniques sont encore bien rares : on peut considérer qu’il n’y en a qu’une pour 100 exploitations. Quant aux moissonneuses-lieuses, présentées en 1855 par McCormick à l’Exposition universelle de Paris, on n’en compte que 30 000. Il faut rappeler qu’avec la charrue Brabant, un homme peut, à lui seul, conduire le cheval et diriger la charrue. Et une faucheuse mécanique fait le travail de dix hommes avec leurs faux traditionnelles (Mazoyer et Roudart).

Une économie de guerre pilotée par l’État

effort_paysanL’invitation gouvernementale doit se comprendre dans le cadre très particulier d’une économie restée libérale mais dans laquelle l’État a été conduit à intervenir.

En août et septembre 1914 on pensait que la guerre sera courte. Mais comme elle s’est prolongée, il est devenu indispensable de rassembler et d’orienter les forces industrielles du pays dans ce que certains ont appelé « le Front invisible ». Dans le contexte de l’Union sacrée de tous les partis politiques, cet effort est placé sous l’autorité d’Albert Thomas, un socialiste jauressien, d’abord sous-secrétaire à l’Artillerie, en mai 1915 puis Ministre de l’Armement en décembre 1916. Loin de procéder à une sorte de nationalisation autoritaire ou même à une socialisation de l’économie, il s’appuie de manière pragmatique sur l’autorité corporative du Comité des Forges, bénéficiant du soutien de son très efficace secrétaire, Robert Pinot. L’unité opératoire est la Commission dans laquelle sont représentées trois parties prenantes, les fonctionnaires, les industriels et les militaires. Thomas met donc en place un système dirigiste reposant plus sur le volontarisme et la concertation que sur la contrainte. Celui-ci atteindra son apogée avec Louis Loucheur et Georges Clémenceau. Dans cet organisme, Cavallier et Ferry, membres du Comité des Forges, sont aux premières loges.

Un boulevard pour une grande industrie ?

Dresser un état des lieux

amouroux_1913calendrier amouroux Les deux hommes procèdent d’abord à une enquête générale sur l’état de l’industrie de la machine agricole en France. Camille Cavallier envoie son secrétaire, M. Morin, au Ministère de l’Agriculture afin de prendre contact avec des fonctionnaires qu’il y connaissait déjà. Mais celui-ci revient bredouille. En effet, rapporte-t-il, ces messieurs sont presque tous passés à la Commission de la Motoculture  « qui est une chapelle fermée, où l’on n’entre pas sans donner son nom, dire le but de sa visite, etc. ». Il parvient tout de même à en faire parler quelques-uns mais constate qu’ils restent sur leur réserve : « Je garde l’impression très nette que tous ces gens-là ont intérêt plus ou moins lié avec les marchands de machines ». Il n’insiste pas et va chercher des informations ailleurs, auprès d’un certain M. Ringelmann.

Pas de constructeur digne de nom en France

Celui-ci est catégorique : il n’y a pas de constructeurs de machines agricoles dignes de ce nom en France. Ce sont des mécaniciens enrichis, dit-il, de petites boîtes qui font un modèle, deux modèles. Ainsi Puzenat, de Bourbon-Lancy, ne fait que des herses. Pour le reste, c’est un monteur. Donc, poursuit-il, ce n’est pas en allant voir des firmes françaises que l’on trouvera des modèles à suivre. Une note expédiée à Cavallier par un proche collaborateur confirme l’état de l’industrie de la machine agricole : il n’existe en France que quelques constructeurs, notamment et par ordre d’importance : Puzenat (Bourbon-Lancy), Amouroux (Toulouse), Champenois (Chamouilley, Haute-Marne), Dunal (Nancy), Neslé (Nevers), et Bajac (Liancourt, Oise).

Domination des machines américaines

Pour la plus grande part, les machines agricoles vendues en France sont d’origine américaine. Transportées en bateau, elles arrivent en pièces détachées et sont montées dans des ateliers spécialisés : à Vitry-le-François notamment, paraît-il, il y a un gros importateur, nommé Moreau, qui travaille en grand ; il reçoit également les pièces de rechange, absolument nécessaires. C’est capital car le cultivateur doit pouvoir trouver chez le charron de son village ou chez le représentant du canton tout ce qu’il faut pour entretenir ou réparer sa machine.

De l’avis de la plupart des marchands, la supériorité de la machine américaine provient surtout de la meilleure qualité de la fonte et du fini de la mécanique. On reproche aux machines françaises « d’être mal construites » et, surtout, de ne pas disposer de pièces de rechange interchangeables.

Devant l’engouement des cultivateurs pour les productions américaines, les constructeurs français sont obligés de peindre leurs fabrications de couleurs américaines et même de les baptiser des noms anglo-saxons « pour faire croire à des marques américaines ». C’est un fait que la maison « Champenois, Rambeaux & Cie » établie près de Saint-Dizier en Haute-Marne, prend en compte la renommée des machines américaines et se prévaut des systèmes américains « Wood », « Harvester » ou « Osborne ». Elle ne se prive pas de donner à ses fabrications des noms à consonance anglo-saxonne et des couleurs analogues à celles d’Outre-Atlantique : un râteau-faneur est présenté sous le nom de « Continental », une faneuse sous celui de « New-Excelsior », diverses faucheuses sous celui de « Mackston ».

Les chiffres

Les statistiques commerciales confirment les progrès incessants de la diffusion des machines américaines sur le marché français : en une dizaine d’années, de 1889 à 1898, la valeur des importations a presque été multipliée par quatre tandis que les ventes françaises à l’étranger – il s’agit essentiellement de l’Algérie et de la Tunisie – n’ont fait que doubler.

La question des pièces détachées.

On reconnaît que machine américaine coûte plus cher à l’achat mais qu’elle a des pièces de rechange à bon marché. En fin de compte, elle revient moins cher que la machine française, moins coûteuse à l’achat certes, mais plus onéreuse d’entretien à cause des pièces de rechange, vendues à des prix considérés comme exagérés. L’auteur du rapport estime que faire de la pièce détachée pour machines agricoles « n’est pas un métier pour une fonderie qui se respecte ». Quelques fonderies de la Haute-Marne ont fait cet article mais, dit-il, « on frise la correctionnelle continuellement ».

Par ailleurs, la multiplicité des fabricants d’instruments aratoires et de machines agricoles (on en compte 247 vers 1900 dont la grande majorité emploie moins de 50 ouvriers) ne milite pas en faveur de la standardisation des pièces, de la fabrication en série et de l’abaissement des prix.

Un peu de condescendance ?

Il faut tout de même se poser la question de savoir si le portrait de l’industrie de la machine agricole française tel qu’il ressort de cet échange de lettres et de documents correspond à la réalité, d’autant qu’on sent y poindre le peu de considération dans lequel les informateurs de Cavallier et Ferry tiennent cette industrie, divisée en une multitude de petits ateliers dispersés, apparemment sans envergure ni ambition et débordés par les fabrications étrangères.

Une industrie quasi inexistante ?

Peut-on estimer comme eux que l’industrie de la machine agricole est quasiment inexistante en France ? On est tenté de répondre affirmativement quand on constate qu’elle n’est pas évoquée, ou à peine, dans les ouvrages généraux retraçant l’histoire de l’industrie française : ni le livre réalisé par Denis Woronoff (1995) ni celui édité par Larousse sous la direction de Lévy-Leboyer (1996), ne s’étendent sur ce secteur, sauf peut-être au lendemain de la Seconde guerre mondiale à l’époque des 30 Glorieuses. Le Musée du fer de Jarville, près de Nancy, n’expose pas la moindre machine agricole.

A l’examen d’un catalogue de l’Exposition universelle de Paris en 1900, on constate que la fabrication des moissonneuses-lieuses est pratiquement absente de la France : les cultivateurs français en ont importé environ 7 000 en 1899 et les rares constructeurs français à offrir cet article ne parviennent pas à augmenter leurs ventes depuis cette date. En revanche, l’industrie française est bien présente dans le domaine des râteaux-faneurs, des batteuses actionnées au moyen d’un manège à cheval à plan incliné ou d’une locomobile à vapeur.

Il reste que face à la puissance des usines et des capitaux de l’Amérique, la France aligne une multitude de petites et moyennes entreprises, ce qui explique sans doute le peu le mépris distingué dans lequel les grands industriels tiennent ce secteur. Toujours à l’Exposition de 1900, ce sont une soixantaine de stands qui présentent les fabrications françaises. Mais sur ce nombre, une douzaine seulement ressemble à de vraies usines ayant qualification de Forges, Fonderie ou Ateliers. La grande majorité est constituée d’artisans, de mécaniciens, de monteurs et de forgerons travaillant à la pièce et ayant un réseau de vente ne devant guère dépasser la petite région ou les environs immédiats.

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