Contrepoint : la détestation de la machine
(le Blé par Joseph de Pesquidoux, de l’Académie française) extrait page 49
On coupe le blé soit à la faucille, soit à la faux, soit à la faucheuse.
La faucille est un outil d’acier fin, en arc de lune, au manche court. C’est un objet de fil ardent. Ruth et Booz avant de s’endormir sous l’arbre symbolique, la maniaient comme on s’en sert aujourd’hui. On se range six par six au bord du champ. Puis, le premier des ouvriers se baisse, empoigne les tiges de la main gauche, les tranche de l’autre au ras du sol, pose la petite gerbe faite à sa droite, avance d’un pas et recommence. A ce moment précis, derrière lui, le second entame son sillon. Et le troisième le sien, et le quatrième, et ainsi de suite. Et tous à intervalle régulier et du même côté. Et sans fin on voit l’équipe, de deux pas en deux pas, de peur des atteintes de la faucille, plonger, reparaître, aller et venir par échelons à travers le blé qui s’écroule, et laisser de longues jonchées de tiges rousses en paquets, semblables à ces faisceaux que les déesses agrestes foulent de leurs pieds blancs.
Pour couper le blé à la faux l’homme se tient redressé. Il adapte à son outil déjà forgé depuis la saison du foin, un râteau à trois dents qu’il rive à la lame et lie au manche, Ce râteau déverse le blé à la gauche des faucheurs. Ceux-ci vont comme les moissonneurs à la faucille, par échelons, à peine inclinés sur l’outil. Ils coupent le blé dans le même rythme qu’ils le sèment, d’un geste large du bras droit, en oscillant d’un pied sur l’autre, avec le branle d’un pendule. Le blé se couche, comme renversé par un grand vent. En tombant, il gémit. Un bruit étouffé de déchirement sort de toutes ces tiges fauchées. Au travers la faux râle. Et comme tout cela se plaint en mesure, sous le bras cadencé de l’homme, un écho s’éveille, s’interrompt et reprend là-bas, dans le bois vaste, comme si d’autres faucheurs invisibles abattaient des broussailles.
Ce travail de la faucille et de la faux est exténuant. En vain la ménagère, au bout du champ, une bouteille d’une main et le verre de l’autre, attend les moissonneurs pour les rafraîchir et les réconforter. « Le grand luisant », comme ils disent, les dévore, la masse du blé les. accable. Une sueur poussiéreuse s’attache à leurs membres, leurs figures se plissent sous l’effort, leurs bouches à la sécheresse de l’air ; et la joie éclatée à l’aurore, la joie du bonjour se dissipe. Alors, suprême recours, ils chantent. Envahis par la pesanteur du jour ils chantent d’une voix monotone et soutenue, par larges éclats d’une tristesse infinie…
La machine détruit ces mœurs. Montée sur ses deux roues, attelée de bœufs ou de mulets, la faucheuse entre dans le champ à grand cliquetis de fer, et l’entame sur les quatre faces tour à tour. Sa lame, longue d’un mètre, tranche les tiges du mouvement mécanique de ses dents, inconscientes et rapides. Une impression de dévastation suit sa course dévorante. Le blé tombe par pans, implacablement, fatalement. Et comme les épis gisent pêle-mêle, en amas, on dirait de loin un champ de bataille où les blessés se sont traînés auprès des morts, et finissent la tête appuyée sur des cadavres. Même au soleil couchant, dans la rougeur immense qu’il projette, quelques gerbes, à la hâte liées pour en savoir le poids, prennent figure de décombres sanglants, muets encore d’horreur.
Pierre Édouard Marie Joseph Dubosc, comte de Pesquidoux, dit Joseph de Pesquidoux (1869-1946,) était un écrivain français, membre de l’Académie française. et membre du Conseil national de Vichy.
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