Cet article est le complément de la revue Fontes 101-102 : juin 2016
Machine semble rimer avec science et technologie, donc rationalisme. Mais un prêtre, cité par le journal La Croix, rappelle en 2011 : « la science n’a pas de réponse à tout, [il s’agit de] manifester que Dieu intervient aussi dans la vie de tous les jours, en lui demandant de venir bénir la terre : il ne suffit pas de se tourner vers les assurances, ou de chercher une réponse scientifique ». De la Pachamama (la Terre-Mère) aux processions des Rogations et aux bénédictions de tracteurs, retour sur des rites agraires ancestraux.
L’agriculture a, de tout temps, été codifiée. Dans les civilisations traditionnelles, la charrue est bien plus qu’un outil qui fait un sillon : Romulus trace les limites de la nouvelle cité : Rome. C’est plus qu’une frontière, c’est un acte sacré : en bafouant le pomœrium (l’enceinte sacrée), en le franchissant armé et en se moquant, Remus signe son arrêt de mort. Le rite est décrit par Varron : « Dans le Latium, bien des fondateurs de cités suivaient le rite étrusque : avec un attelage de bovins, un taureau et une vache, celle-ci sur la ligne intérieure, ils traçaient à la charrue un sillon d’enceinte […], afin de se fortifier par fossé et muraille. Le trou d’où ils avaient enlevé la terre, ils l’appelaient fossé (fossa) et la terre rejetée à l’intérieur, ils l’appelaient muraille (murus). Derrière ces éléments, le cercle (orbis) qui se trouvait tracé formait le commencement de la ville (urbis, génitif de urbs, jeu de mots), et comme ce cercle était « derrière la muraille » (post murum) on l’appela le postmoerium. Il marque la limite pour la prise des auspices urbains. Des bornes, limites du pomerium se dressent autour d’Aricie et autour de Rome… »
Romulus est le « rex », le roi et son titre veulent dire « tireur de trait », qui trace droit, qui régit, qui donne la bonne direction. Il n’est pas non plus indifférent que la charrue soit tirée par un bovin mâle et un bovin femelle et que celle-ci soit du côté « ville ». Dans la plupart des rites agraires, la division masculin-féminin joue un rôle important : l’agriculture est une association productive qui passe par l’union, la fécondation, des contraires (ce qui a disparu dans la pratique chrétienne).
Ainsi dans les Andes, la terre-mère, la Pachamama, est une personne qui doit être honorée et respectée avant la saison des cultures. Elle reçoit des offrandes car elle a faim : elle doit être nourrie pour rendre aux hommes ce qui lui est donné. Ces rites sont toujours pratiqués dans les régions les plus montagneuses, là où la mécanisation n’a pas tué la tradition. Le sillon est souvent superficiel (pour des raisons pratiques mais aussi religieuses : le culturel s’oppose au cultural) : le paysan s’excuse de blesser la terre et lui demande par avance le pardon.
Dans les régions berbères d’Afrique du nord, étudiées en 1951, par Jean Servier, le labourage est pris dans un ensemble de rites très complexes qui, résumés, peuvent se comparer à une cérémonie de mariage entre le ciel et la terre, le laboureur étant un intermédiaire qui doit respecter des précautions symboliques, respecter des étapes, faire ou ne pas faire. La charrue elle-même, est plus qu’un instrument : elle est composée de pièces qui ont toutes leur part dans le rite. Certaines pièces, celles qui labourent, sont en bois réputé « mâle ». Les éléments les plus importants de la charrue font l’objet d’une attention particulière : ils font partie de la maisonnée et ne sont pas des objets inanimés. Ces pratiques animistes ont duré longtemps malgré la critique des musulmans orthodoxes qui y voyaient des formes païennes. Mais les paysans berbères y tenaient et les pratiquaient au milieu du XXe siècle.
Nous manquons de traces écrites, ce qui n’est pas surprenant dans des sociétés orales. Mais il est évident que le rite de fécondation (la charrue déflore la terre, la graine est la semence, ce mot identique pour la culture et pour les humains) a été toujours enserré dans des croyances d’autant plus vitales qu’elles conditionnent la survie du groupe. Dans de nombreux endroits, le premier sillon de la saison est tracé par le roi-prêtre, le Rex, aussi appelé le Roi fertilisateur. Sa fonction plus importante que celle du roi de la guerre. En Égypte pharaonique, à Medinet Habu, après une procession, pharaon coupait une gerbe, la donnait au taureau blanc et le couple royal s’unissait pour appeler la fertilité sur le royaume. Au Cambodge, le roi traçait le premier sillon dans les rizières.
Rogations
Plus près de nous, le rite chrétien des Rogations est celui qui est le mieux connu, car il a été longtemps codifié. Les Rogations ont une date précise, une durée de trois jours avant l’Ascension, « c’est-à-dire les 37e, 38e et 39e jours après Pâques. Ce terme n’est plus utilisé aujourd’hui que par les Églises catholique (surtout les traditionalistes), anglicane et quelques Églises orthodoxes. »
« Le mot « rogation » vient du latin rogare, qui signifie « demander ». Ce terme sert à qualifier cette période de l’année car l’Évangile du dimanche précédent comprend le passage « demandez ce que voudrez et cela vous sera accordé » (Jean 15, 7). Le terme rogation, en latin rogatio, signifiait originellement « demande » et a pris le sens de « prière, supplique » en bas latin et de « prière accompagnée de processions » en latin ecclésiastique. » (Wikipédia, article consulté le 11 février 2016).
Les Rogations auraient pris la place d’une fête romaine. Si nous avons retenu de cette fête les processions, les croix marquant le trajet des fidèles dans les champs, les bénédictions pour favoriser la récolte, il ne faut pas oublier que le culte prévoyait aussi jeûne et interdiction des mariages, comme pour dériver la fertilité vers la terre.
« Tout au long du parcours, le prêtre jette de l’eau bénite dans les parcelles et y dépose de petites pierres sur lesquelles ont été dessinées des croix de cire, des “bouses du curé” comme le langage populaire les nomme », raconte Christophe Lefébure (La France des croyances et des superstitions, Flammarion, 2004).
En 1969, le nouveau calendrier romain a maintenu les rogations en laissant aux évêques de chaque pays le soin de fixer la manière dont elles doivent être célébrées, ce qui est logique pour une fête liée à un calendrier solaire.
Bénir
Indépendamment de ces fêtes, le clergé a toujours été sollicité pour bénir le travail des champs. Il y a très longtemps, le signe de la croix était gravé sur le manche de la charrue. Au XIXe siècle, le rite de la bénédiction des récoltes a toujours existé et il s’est prolongé au siècle dernier comme en témoignent des images d’archives.
Ce chant a été publié par Francine Cockenpot dans Joies en 1943.
Bénis le labeur des paysans de France
Maître des moissons
Fais que leurs efforts assurent à tous nos frères, le pain quotidien,
Et s’il vient un jour à manquer en France
Souviens-toi de ce jour où pour une foule immense, Tu le multiplias
La Saint-Jean était à l’origine l’occasion de bénir les moissons, une fête païenne pour saluer le travail de la terre et protéger les récoltes de la foudre et des orages… Antérieure à la naissance du Christ, cette fête du 24 juin et ses traditionnels feux de la Saint-Jean sonnent au calendrier comme le coup d’envoi estival des festivités provençales.
Sous Vichy, cette pratique de la bénédiction a connu un retour en grâce.
« Le clergé, proche de l’âme paysanne, fait une large part dans ses prières à cette quête de la fertilité qui hante l’esprit des hommes de la terre « (Y.-M. Hilaire, La Vie religieuse des populations du diocèse d’Arras, 1840-1914, thèse, Paris IV, 2 vol., 1976, p. 116) (…) Pour cette raison, au milieu du siècle, les populations refusent la suppression officielle des fêtes secondaires. Le succès de ces coutumes agraro-religieuses vient nuancer l’idée d’une déchristianisation générale en France (Ivan Jablonka) ».
Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir que la fête, le comice agricole, le départ vers les estives est accompagné d’une bénédiction du bétail, des blés, du bétail, des tracteurs.
« Sur des parcelles de 100 m de long sur 20 m de large, les concurrents devront tracer des sillons bien droits et propres. « Le chaume doit être bien enfoui », ajoute l’expert, qui fut finaliste des championnats de France de labours en 1972. À l’occasion du concours régional, l’archevêque de Rennes, Dol et Saint-Malo, Mgr d’Ornellas, viendra même bénir les laboureurs et leurs tracteurs le dimanche matin. Tout un symbole ! »
Deux textes récents permettent de comprendre les messages :
« Frères et Sœurs, la succession des jours et des saisons, est une grâce du Créateur, dont les paysans sont aujourd’hui les dépositaires privilégiés. Le lever du soleil, la tombée de la nuit, le passage discret et progressif d’une saison à l’autre, l’apparition vitale de la graine jetée en terre qui germe, et du bourgeon qui grossit ; et ces fourmes qui remplissent les caves de nos jasseries sont l’occasion de rendre grâce, de chanter les louanges, elles sont le Credo du paysan ! »
« Mais avec l’action de grâce, avec la louange, il y a ce pauvre cœur d’homme qui craint, qui s’inquiète, qui espère. Alors il demande, il supplie, oui il demande la bénédiction des animaux et aussi des champs des récoltes. Si la tradition a choisi de nous rassembler avant le départ en estive, c’est pour manifester d’une manière visible au peuple chrétien que la croissance, la vie, la nourriture de tous les hommes sont donnés par le Créateur. On peut y voir une merveilleuse illustration de la demande du « Notre Père » : « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».
Demander la bénédiction des animaux avant le départ en estive, comme des fruits de la terre, c’est d’abord demander pour les paysans de bien travailler de se conformer pour la terre, les plantes et les animaux à l’ordre mis par Dieu dans sa création. Et, c’est alors qu’en cherchant sans cesse à se conformer à cet ordre que l’homme accompli son devoir de charité, et se prépare à la gloire du Seigneur qui est monté au ciel pour nous préparer une place.
(…) C’est tous ensemble que nous supplions, ce Dieu tout-puissant d’amour, de pénétrer de l’ondée de sa bénédiction les animaux ainsi que les récoltes, nourris par la Providence qui leur ménage chaleur et pluie. Et que nous aussi nous rendions grâce pour ses dons afin que nous soyons comblés des biens, que la fertilité de la terre, et de nos animaux soit pour chacun un signe de son amour pour tous. »
Le P. Marie-François Perdrix, du Meslay-du-Maine, explique : « c’est une manière de rappeler que la science n’a pas de réponse à tout, et de manifester que Dieu intervient aussi dans la vie de tous les jours, en lui demandant de venir bénir la terre : il ne suffit pas de se tourner vers les assurances, ou de chercher une réponse scientifique », ajoute-t-il. » « Il importe de ne pas tomber dans la magie, mais simplement de se mettre sous le regard de Dieu, avec cette terre qu’il nous a confiée. »
Trois attitudes : d’une part, la recherche d’un accord intime, respectueux, entre la terre et l’homme mêlés dans un même destin ; d’autre part, une demande, une supplication adressée à la divinité pour qu’elle accorde ses bienfaits comme autant de signes d’amour. Et enfin, une agriculture qui fait de la terre un support de production où la technologie décuple les rendements. L’une prélève prudemment, l’autre reçoit, la dernière exploite.
Servier J. Les rites du labour en Algérie. In : Journal de la Société des Africanistes, 1951, tome XXI, fascicule II. pp. 175-196. DOI : 10.3406/jafr.1951.1836
www.persee.fr/doc/jafr_0037-9166_1951_num_21_2_1836
http://supeyres.over-blog.com/2014/08/benediction.html