Paolo Casini : le problème “De Igne” et le prix de 1738


Ce texte a été demandé par l’ASPM comme commentaire à l’édition des mémoires sur le feu, pour tenter de comprendre les textes proposés à l’Académie des sciences en 1738



1 Cartésiens et newtoniens : 1727-1737.

a) Le contexte

Le 11 avril 1736 – lit-on dans le « Mercure de France » – le secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Sciences, M. de Fontenelle, a annoncé que « M. Jean Bernoulli… avoit remporté de prix dont le sujet proposé en 1734 était la Propagation de la lumière… ». Il s’agit du prix de 2500 livres que l’Académie décerne tous les deux ans grâce au legs assuré en 1714 par Jean-Baptiste Rouillé de Meslay, ancien conseiller au Parlement de Paris, legs destiné au « noble dessein de contribuer au progrès des sciences et à l’utilité que le public en pouvait retirer ».
Suit l’annonce du prix pour l’année 1738, qui sera consacré à une question qu’on considère à l’époque très proche de celle de nature physique de la lumière : « L’Académie propose pour le sujet du prix de 1738 : La nature du feu et sa propagation. Les savants de toutes les nations sont invités à travailler sur ce sujet… », bien entendu à l’exception des « académiciens régnicoles ». Après avoir donné quelques informations pratiques et fixé la date de la remise des manuscrits au 1° septembre 1737, le « Mercure » ajoute un renseignement d’ordre épistémologique : « L’Académie juge à propos de déclarer que comme elle ne restreint à aucun système les explications qu’elle demande des phénomènes, le suffrage qu’elle donne à ces explications n’est point une adoption des principes sur lesquels elles sont fondées, ni de toutes les conséquences qu’on en tire » ()..»
Cette réserve préalable sous-entend une distinction assez subtile entre l’assurance d’une parfaite impartialité de la part des juges d’un côté et, d’autre côté, l’intention de ne pas approuver les hypothèses («adopter les principes ») dont les candidats se servent, de façon implicite ou explicite, pour leur explication des faits. Faut-il conclure de cette déclaration « phénoméniste » – ou, si l’on veut, « positiviste » avant la lettre – que les académiciens poussent leur observance de la bonne méthode expérimentale jusqu’au point d’adopter le mot célèbre de Newton « hypothèses non fingo »? Oui et non, car la formule qu’on vient de lire se borne à énoncer une règle du jeu académique, un effort de neutralité à l’égard des savants invités à concourir au prix. Mais c’est un acte de pure convention, puisque la neutralité est loin de régner à l’intérieur de l’Académie. Depuis 1732, l’impact de la synthèse newtonienne menace de plus en plus les idées reçues; une lutte sourde se déroule entre les deux partis qui se réclament respectivement du système cartésien des tourbillons et de la théorie newtonienne de l’attraction. La rivalité entre ces deux « paradigmes » scientifiques a plusieurs enjeux : le souci de la clarté et de l’évidence, le savoir acquis de toute une génération de savants, l’effort de renouvellement que poursuit la génération plus jeune, et même la bonne réputation scientifique de la nation. En dépit du fait que Isaac Newton a été élu membre associé étranger dès 1699, en France – comme ailleurs sur le continent – la réception de sa synthèse scientifique procède par secousses sur une voie parsemée d’obstacles (). Il est vrai que plusieurs membres de l’Académie des sciences ont assisté avec intérêt en 1706 à la lecture des extraits de l’Optique, faite par Étienne François Geffroy; il est vrai qu’on répète des expériences avec le prisme et que ce chef d’œuvre, qui sera traduit en français par Pierre Coste en 1720, jouit d’une excellente réputation. Toutefois les Principia mathematica, livre difficile, ont peu de lecteurs. Le calcul des fluxions, réservé en Angleterre à un petit nombre d’initiés, est ignoré en France, où l’on n’apprend la technique infinitésimale que grâce à l’enseignement du marquis de l’Hôpital et de quelques autres disciples de Leibniz, le grand rival du savant de Cambridge (). C’est surtout la formule de l’attraction réciproque des corps célestes dans le vide, en raison directe de leur masses et inverse du carré de leur distances, qui paraît absurde. Cette élégante loi mathématique soulève – sur le plan de la « physique » – toutes sortes de réserves, de discussions, d’efforts pour un impossible compromis avec les tourbillons cartésiens. Fontenelle, cartésien invétéré, profita de ses fonctions officielles de Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pour hasarder en 1727, à l’occasion de la mort de l’illustre associé étranger, un parallèle entre les deux protagonistes de la révolution scientifique, où il loue sans aucune réserve la « hardiesse » de la méthode déductive de Descartes et ne rend qu’un hommage formel à l’empirisme « timide et modeste » de Newton ( ). Neuf ans après le parti newtonien, encore minoritaire, était à l’attaque. Dans la même séance du 11 avril 1736, « M. de Maupertuis lut un Mémoire, qui n’est qu’un extrait de plusieurs autres qu’il a donnés dans des assemblées particulières » (). Pierre Moreau de Maupertuis, adepte de Newton, auteur du Discours sur la figure des astres (1732) et de plusieurs mémoires consacrés à la théorie de l’attraction, illustra à l’Académie le but scientifique « du voyage des astronomes vers l’Équateur, et de celui qu’on est prêt de faire au Cercle polaire ». Il s’agit du voyage de La Condamine au Pérou, et de l’expédition en Laponie, que Maupertuis lui-même est en train d’organiser. Le retard de la pendule à l’équateur et la différence de mesure entre deux degrés du méridien, à vérifier respectivement près de l’équateur et sous le pôle, impliquaient le problème de la figure de la terre. Problème qui se trouve au centre du débat entre les cartésiens et les newtoniens et qu’on peut résumer dans le dilemme que voici : la terre est-elle un ovoïde allongé vers les pôles, comme l’affirmaient Jacques Cassini et d’autres savants cartésiens? ou bien un sphéroïde aplati aux pôles, suivant la prévision théorique que Newton a formulée dans la Proposition XIX du troisième livre des Principia mathematica? ().

En 1734, dans une page célèbre de ses Lettres philosophiques, Voltaire plaisante à sa manière sur ce dilemme : « Un Français qui arrive à Londres trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste. Il a laissé le monde plein, et le trouve vide. A Paris on voit l’univers composé de tourbillons de matière subtile; à Londres on ne voit rien de tout cela… A Paris vous vous figurez la terre faite comme un melon; à Londres elle est aplatie des deux cotés » (). L’expédition de Maupertuis en Laponie, au printemps de 1737, donna tort aux théoriciens du « melon ». Ayant démontré l’aplatissement de la figure de la terre aux pôles, conséquence de la force centrifuge de rotation, Maupertuis contribua du même coup à accréditer aux yeux des savants et du public cultivé les implications théoriques de la formule de la gravitation universelle, et à « apprivoiser les Académies du continent avec l’attraction » ( ).

b) Le problème du feu.

Ce rappel rapide de quelques aspects du débat newtonien, tel qu’il se présentait aux environs des années 1736-1738, peut servir d’ introduction à la question du feu. En effet la solution du dilemme de la forme de la terre, expérience cruciale qui confirmait le théorème de Newton, se révéla décisive non seulement en ce qui concerne la géodésie, la physique, la mécanique céleste; elle réagit positivement aussi dans le domaine beaucoup plus incertain d’un savoir comme la chimie, coincé entre l’empirisme des praticiens et l’hermétisme des initiés. Le succès de l’attraction en cosmologie encouragea les physiciens les plus sceptiques à prendre au sérieux quelques spéculations de Newton concernant les réaction chimiques : car l’idée d’une force d’attraction-répulsion, répandue dans toute la matière et agissant de façon alternative, joue un rôle important dans certaines « Questions » de l’Optique. Des deux côtés de la Manche, ces remarquables conjectures sur les réactions chimiques et sur la structure de la matière passionnaient depuis longtemps les disciples de Newton : en Angleterre, John Keill, Stephen Hales, John Freind; au Pays Bas, Jacob ‘sGravesande, Pieter van Musschenbroek, Herman Boerhaave (). En 1732, les conjectures chimiques de Newton s’imposent en France à une brillante génération de mathématiciens et physiciens à laquelle appartiennent – outre Maupertuis – Charles-Marie de La Condamine, Jean d’Alembert, Alexis Clairaut, Georges-Louis Leclerc de Buffon, des philosophes comme Diderot et Condillac. Au-dedans de l’Académie, les jeunes adeptes du newtonianisme prônent non seulement l’optique et la théorie de l’attraction mais, contre la vieille garde cartésienne, adoptent la synthèse dans son ensemble. Grâce à leurs efforts, le plein et les tourbillons de Descartes tombent de plus en plus en désuétude. En même temps Voltaire, sous le guide de Maupertuis et en compagnie de Madame du Châtelet, se « casse la tête » sur les manuels newtoniens publiés en Angleterre et aux Pays Bas par David Gregory, Henry Pemberton, John Keill, ‘sGravesande et van Musschenbroek. Il y puise les connaissances qui lui sont nécessaires pour déclencher, avec les Éléments de la philosophie de Newton (1737), sa vigoureuse campagne de vulgarisation auprès d’un public « qui ne connaît Newton et l’attraction que de nom » (). Le contenu et la fortune des cinq dissertations sur le feu reflètent ces vicissitudes de la vie scientifique. Les trois premiers mémoires, présentés respectivement par Leonhard Euler, Lozeran de Fiesc, le comte de Créqui, et couronnés par l’Académie, s’inspirent, comme nous le verrons, non pas du newtonianisme mais de quelques variantes de la physique cartésienne. Le jury de l’Académie, par un procédé hésitant, décerne le prix à ces écrits, mais déclare de « n’en avoir point trouvé parmi ceux qui lui ont été présentés, qui lui ait paru satisfaire pleinement à la question ». En même temps il considère dignes d’impression les dissertations de Voltaire et de Madame du Châtelet, en les jugeant « des meilleures de celles qui ont été envoyées » (). Cet embarras est un symptôme évident de la résistance un peu chancelante que le groupe cartésien oppose aux idées nouvelles. Faut-il voir une tendance au compromis dans l’Avertissement qui précède ces deux écrits? Faut-il ajouter que le verdict du jury témoigne de sa partialité en faveur d’un seul « système » et par conséquent contredit la déclaration de neutralité que nous avons citée au début?

c) Newton, la chimie et le feu.

Pour établir un critère comparatif de lecture, pour bien comprendre la problématique propre à chacune des cinq réponses à la question posée par l’Académie – tot capita, tot sententiae – il faudra s’interroger sur les différentes doctrines de igne, sans oublier d’ailleurs que l’impact de la physique newtonienne est si fort que tous les auteurs sont obligés à prendre position à l’égard de ce nouveau « paradigme ». On doit donc se demander tout d’abord comment se posait dans la physique newtonienne la vieille question du feu. Bornons nous, pour le moment, à une simple remarque. Les auteurs cartésiens consacrent un chapitre très nourri à l’exposé de l’explication que donne Descartes à ce problème dans Le monde et dans les Principia philosophiae. Par exemple, Jean-Baptiste Duhamel (1624-1706), dans son traité De consensu veteris et novae philosophiae (Paris 1663), confronte les anciennes théories du feu avec la thèse corpusculaire de Descartes et se prononce en faveur de ce dernier (). Nicolas Lémery (1645-1715), dans son Cours de chimie (1675, plusieurs réimpressions), se déclare adepte de la philosophie corpusculaire et présente sous ce point de vue la combustion et toutes le opérations chimiques qu’on accomplit au moyen du feu (). Le naturaliste néerlandais Bernard Nieuwentyt (1654-1718), auteur d’un grand traité physico-théologique, donne un bon abrégé des théories de igne tout en avouant : « On est encore incertain sur la nature du feu ». Il formule le dilemme si le feu est un élément autonome, ou bien le produit du mouvement des corpuscules. Après avoir discuté ces deux thèses, il accepte la première : il s’agit d’un élément providentiel dans l’économie de la nature, « un fluide particulier qui conserve toujours sa propre essence et sa figure, ne cessant jamais d’être feu, quoiqu’il ne brûle pas toujours » ().Nieuwentyt est à mi-route entre le système cartésien et la physique newtonienne. A leur tour, les manuels newtoniens opposent aux cartésiens des explications différentes du phénomène du feu, insérées dans les chapitres concernant la structure de la matière, la nature physique de la lumière, le magnétisme et les « fluides électriques ». Autant de questions ouvertes, à propos desquelles Newton lui-même n’avait avancé, dans les écrits qu’il avait publié de son vivant, que des conjectures très problématiques. Chimiste, il avait travaillé pendant des années avec ses fourneaux et ses alambics, dans un coin du jardin de Trinity College à Cambridge, soit pour satisfaire ses curiosités à propos de la tradition alchimique – le grand œuvre, dont il possédait tous les arcanes – soit pour essayer de vérifier ses propres conjectures concernant la nature inconnue des affinités et des réactions chimiques. Quelques chercheurs ont supposé qu’il espérait par là d’arracher à la matière le mystère de la cause l’attraction universelle, ou au moins la nature de cette « force attractive et répulsive » qu’il se borne à introduire comme simple hypothèse de travail dans la « Question » 31 de l’Optique. Fait paradoxal, le corpus de ses recherches dans le domaine de la chimie – des milliers de notes autographes – resta inédit. Personne n’a pris au sérieux ce trésor jusqu’en 1970 (). A cause de l’autocensure presque obsessionnelle que le savant anglais s’était imposée, les newtoniens du XVIII° siècle ont interprété de façon contradictoire les aperçus du maître. Ils ont abordé à leur tour les phénomènes de la chimie, de l’électricité et du magnétisme comme des sujets de frontière qu’ils se proposaient de résoudre à l’aide du principe de l’attraction. Toutefois ces phénomènes échappaient au cadre épistémologique bien défini des « axiomes » ou « lois », des « principes », des « définitions », des « Regulae philosophandi » où se fondent les théorèmes énoncés -more mathematico- de l’optique géométrique, de la mécanique et de l’astronomie. Au début du siècle ces trois disciplines avaient déjà acquis un statut formel avancé de mathématisation et de rigueur. Au contraire, les recherches sur les phénomènes chimiques, magnétiques, électriques se trouvaient encore dans un état d’approximation, proche de l’occultisme des origines; elles méritaient, à certains égards, la réputation de pseudo-sciences. D’où l’extrême prudence personnelle de Newton à propos des problèmes de la chimie; d’où aussi l’incertitude que montrent les chimistes à propos des principes mêmes de leur savoir; un savoir empirique, traditionnel, plongeant ses racines soit dans la pratique immémoriale de la manipulation des substances naturelles, soit dans l’animisme, la magie, les rêves mystiques et la charlatanerie du grand œuvre.

d) L’avènement de la « philosophie corpusculaire ».

Une premières ligne de partage entre ces aspects presque inconciliables est marquée sans doute par l’avènement de la révolution scientifique du XVII° siècle. Les intuitions mécanistes de Galilée, Bacon, Descartes, Gassendi, Boyle ont remplacé le savoir mystique des alchimistes et les croyances des adeptes de Paracelse; la pratique de l’art a aidé à formuler quelques conjectures rationnelles à propos du lien entre la chaleur, le feu, la lumière. Il s’agit d’abord – comme en d’autres domaines de la science – d’un retour à l’antique. C’est grâce à la redécouverte et à l’adoption généralisée de la philosophie corpusculaire de Démocrite, d’Épicure et de Lucrèce que les pionniers de la pensée chimique moderne ont jeté des fondements conceptuels nouveaux. L’idée de la structure corpusculaire de la matière permit de remplacer les quatre corps élémentaires de la physique des qualités (eau, terre, air, feu) par la simple notion du mouvement. Deux tendances principales s’affirment. Certains théoriciens de l’atomisme réduisent le feu à une « cause » simple : c’est, à leur avis, le produit du frottement très rapide des particules de la matière ou de leur mouvement intestin. Il est, pour d’autres chimistes, un « élément igné » indépendant, omniprésent, naturel, composé de particules spécifiques actives ou véhiculées par un fluide, l’éther. « Le feu – se plaint un écrivain récent – n’est plus un objet scientifique » (). Il l’était bien aux XVII° et XVIII° siècles, comme on peut le constater en consultant l’article « Feu » de l’Encyclopédie : on sera surpris de noter que les Encyclopédistes – qu’on regarde comme des champions d’un rationalisme scientiste opiniâtre – s’intéressent à certains aspects du mot et de la chose qui n’ont rien à voir avec la science positive. L’auteur de La psychanalyse du feu aurait lu avec délices quelques-uns des neuf articles que l’Encyclopédie consacre à ce terme. Après les exposés techniques es concernant la « Pompe à feu », le « Feu électrique », le « Feu en chirurgie », le « Feu en guerre et art militaire », les « Feux d’artifice », on passe au sens mythique ou figuré du mot : « Feu en théologie », « Feu en mythologie », enfin « Feu en littérature » (ce dernier vient de la plume de M. de Voltaire). Aucune facette de cette terminologie polysémique n’est donc ignorée, terminologie qui embrasse une vaste gamme de réalités, de métaphores, de mythes, de croyances, des symboles. Mais le premier article de la série est celui signé par d’Alembert – sigle (O) – qui a comme titre « Feu (physique) » et qui commence par une définition : « Le caractère le plus essentiel du feu, celui que tout le monde lui reconnaît, est de donner de la chaleur. Ainsi on peut définir en général le feu, la matière que par son action produit immédiatement la chaleur en nous. Mais le feu est-il une matière particulière? Ou n’est-ce que la matière des corps mis en mouvement? c’est sur quoi les philosophes sont partagés… » (). Rédigé après 1750, cet article reprend pour l’essentiel l’Essai de physique de Musschebroek, dont il cite les considérations sur les différents effets du feu sur les corps : raréfaction, dilatation, fonte, augmentation du poids spécifique. Il touche l’ « aliment du feu » et beaucoup d’autres questions : les mêmes questions que traitent les auteurs des mémoires de 1738, mentionnées avec éloge à la fin de l’article. Les articles de synthèse de l’Encyclopédie sont précieux comme guide pour la compréhension de nos textes. Si l’on passe, au fil des renvois, de l’article « Feu » à ceux qui traitent de la « Chaleur », de la « Lumière » et du « Feu électrique », on y trouve une doxographie complète, tirée des mêmes « sources » où les auteurs des mémoires de 1738 ont puisé leurs considérations ou fondé leurs hypothèses. L’article « Chaleur » débute par des considérations sur la subjectivité et la relativité de la perception («la sensation de chaleur est proprement une sensation relative »), et continue par un abrégé historique perspicace : « Aristote et les péripatéticiens définissent la chaleur une qualité ou un accident qui réunit ou rassemble des choses homogènes, c’est-à-dire de la même nature ou espèce, et qui désunit ou sépare des choses hétérogènes… » A l’ancienne théorie des quatre éléments dont chacun résulte du mélange des quatre qualités – dont le feu réunit en soi la « chaleur » et la « sécheresse » – s’oppose la thèse des atomistes : ils « ne regardent point la chaleur comme un accident du feu, mais comme un pouvoir essentiel ou une propriété du feu, qui est dans le fonds le feu même… La chaleur n’est autre chose que la substance volatile du feu même, réduite en atomes et émanée des corps ignés par un écoulement continuel; de sorte que non- seulement elle échauffe les objet qui sont à sa portée, mais aussi qu’elle les allume quand ils sont de nature combustible… » (). Ce rappel aux opinions des anciens philosophes n’est pas une pure curiosité d’érudit, puisque les deux principales théories modernes s’inspirent de la docte antiquité : « Nos derniers et meilleurs auteurs en philosophie mécanique, expérimentale, et chimique, pensent fort diversement sur la chaleur. La principale question qu’ils se proposent consiste à savoir si la chaleur est (1) une propriété particulière d’un certain corps immuable appelé feu; ou si (2) elle peut être produite mécaniquement dans d’autres corps en altérant leurs parties ». L’encyclopédiste précise que la première des conjectures qu’il vient de citer remonte à la théorie atomiste de Démocrite, « qui a frayé le chemin à celle des cartésiens et autres mécanistes, a été renouvelée avec succès, et expliquée par quelques auteurs modernes… MM. Homberg, Lemery, Gravesande, et surtout par le savant et ingénieux Boerhaave… » Après un exposé synthétique de la thèse de Boerhaave, d’Alembert passe à la seconde thèse : « Les philosophes mécaniciens, et en particulier Bacon, Boyle, et Newton, considèrent la chaleur sous un autre point de vue : ils ne la conçoivent point comme une propriété originairement inhérente à quelque espèce particulière de corps, mais comme une propriété que l’on peut produire méchaniquement dans un corps… ». Aussi Bacon suppose que la chaleur est une espèce de mouvement accompagné de plusieurs circonstances particulières; Descartes suit d’assez près cette hypothèse; Boyle « soutient avec force l’opinion de la producibilité du chaud ». Enfin, « ce système est poussé plus loin par Newton. Il ne regarde pas le feu comme une espèce particulière de corps doué originairement de telle ou telle propriété; mais selon lui le feu n’est qu’un corps fortement igné, c’est à dire chaud et échauffé au point de donner une lumière abondante… » Le dilemme théorique qu’esquisse d’Alembert, d’après Musschenbroek, dans les articles « Chaleur » et « Feu » est le même qui se trouve au fond des dissertations sur le feu de 1738. Essayons maintenant de rebrousser chemin et de remonter brièvement aux origines les plus reculées de la question de igne.

2. PENSER LE FEU : DES HYPOTHÈSES A L’EXPÉRIENCE

a) Le feu-élément et le feu-combustion.

La « découverte » du feu a été sans doute un événement révolutionnaire de la préhistoire : une étape décisive sur le chemin de l’évolution, qui a probablement marqué la métamorphose de l’homo erectus en homo sapiens. Depuis les âges les plus reculés l’outillage primitif du feu, la connaissance des matériaux combustibles, les effets de la combustion, sa pratique, ont été autant de ressources pour l’homo sapiens. On pourrait se demander combien de siècles a-t-il fallu ensuite pour réduire le mystère merveilleux de la flamme, protagoniste de plusieurs mythologies, objet de culte dans les temples, cœur vivant du foyer domestique, au niveau d’un phénomène soumis à l’observation méthodique? quel chercheur curieux a tâché le premier de ramener l’artisanat de la « pyrotechnie » et de la métallurgie à l’observation et à la réflexion rationnelle? Les réponses qu’on peut donner à ces questions dépendent sans doute de la question plus générale que pose l’essor de l’esprit scientifique. Les fragments des présocratiques nous attestent qu’à l’aube de la pensée grecque les curieux de l’arché, ou principe des choses – les poètes philosophes connus sous le titre aristotélicien de « physiologoi », tels qu’Anaximène, Héraclite, Empédocle, plus tard Platon et les Stoïciens – n’étaient pas vraiment émancipés de la mentalité mythique. S’il est vrai qu’ils ont entrepris les premiers une recherche rationnelle sur les quatre éléments dont dépend le cycle de la nature, c’est des religions de la Perse et de l’Inde qu’ils ont dérivé la notion du feu comme cause de toutes les choses; car ils mêlaient à leurs spéculations « physiques » le sentiment de la divinité de la flamme et la signification mystique de la lumière. Leurs adversaires matérialistes, les théoriciens du vide et des atomes, ont établi les premiers, peut-être, un clivage entre ces deux perspectives opposées : la conception du feu-élément, l’un des quatre corps au moyen desquels les dieux ont créé le monde, et celle du feu-combustion, simple produit du mouvement mécanique des atomes. Mais la fortune de la philosophie atomiste a toujours été très limitée. Dans l’antiquité et au Moyen-Âge la tradition de l’alchimie et du savoir occulte a donné libre essor à l’ésotérisme. Cet art empirique, dont les origines se perdent dans la nuit des temps, a été toujours lié à la métallurgie, à la médecine, à la pharmacopée, à la classification des « simples » et à la préparation des « mixtes », à la fabrication des matières colorantes. Les historiens modernes de l’alchimie et de la chimie ont beaucoup de peine à marquer une ligne de partage nette entre les croyances et les procédures de l’alchimie et les connaissances positives de la chimie. Où fixer la rupture épistémologique entre les deux? Où s’achève la préhistoire de la chimie, où commence son histoire? Voilà des questions difficiles : la réponse dépend du point de vue où l’historien se place. Or le feu, à la fois ressource vitale de l’homo faber, symbole des mythes et des religions, métaphore des sentiments humains pour le langage courant et pour celui des artistes, se place au cœur de cette histoire. Il présente un lien de continuité entre la pratique et la théorie, la préhistoire et l’histoire, la rêverie mystique des initiés et le savoir positif des hommes de science. Comme nous l’avons remarqué, après vingt siècles le clivage établi par les philosophes atomistes entre le feu- élément et le feu-combustion s’est représenté, comme un dilemme théorique, aux protagonistes de la révolution scientifique. Ils ont mis en doute la théorie platonicienne et aristotélicienne des quatre qualités (chaud, froid, sec, humide) et des quatre éléments (terre, eau, air, feu) et l’ont remplacée par l’hypothèse corpusculaire. Il ne faut pas imaginer que ce choix ait été imposé, en tant que tel, par l’évidence expérimentale, car la soi-disant philosophie corpusculaire a été adoptée par beaucoup de savants du XVII° siècle comme une simple conjecture sur la structure encore inconnue de la matière. Elle jouera bientôt le rôle d’une hypothèse de travail féconde pour la nouvelle physique, tout en demeurant un postulat indémontrable et purement conjectural jusqu’à la fin du XIX° siècle. La chimie subit par contrecoup l’influence de la physique mécaniste et quantitative. Les affirmations rationnelles de la philosophie corpusculaire s’imposèrent du dehors, pour ainsi dire, aux doctrines hermétiques de l’alchimie, qu’elle discrédita. Les essais d’explication de la « nature du feu » en termes de physique corpusculaire se multiplièrent rapidement. On aborda l’analyse des phénomènes de la combustion et de la lumière au moyen de l’idée du mouvement des particules. On essaya d’appliquer le système des atomes à la chaleur, à la flamme, à la dilatation et à la raréfaction des métaux, à un nombre croissant de réactions chimiques : autant de modèles idéalisés, dont on s’efforçait d’établir la conformité aux faits empiriques. Autrement dit, on posait par l’expérience de nouvelles questions à la nature, dont on espérait d’obtenir des réponses correctes. Natura vexata, experimenta fructifera : songeons aux célèbres mots-clefs de l’épistémologie empiriste de Francis Bacon, ce pionnier de l’hypothèse corpusculaire. Dans son Novum Organum (1623) Bacon consacre des observations très minutieuses au phénomène de la chaleur, dont il étudie la présence ou l’absence en nature. Où se trouve la chaleur? Dans les rayons du soleil, dans les « météores ignés », dans les foudres, dans les éruptions des volcans, dans toute espèce de flamme, dans tous les solides enflammés, dans les sources thermales, etc. La chaleur et la lumière, malgré leur fréquente présence commune, ne sont pas assimilables l’une à l’autre, puisque « on ne trouve pas que les rayons de la lune, des étoiles ou des comètes aient aucune chaleur sensible au tact..» (  ). Après avoir classé dans la grille de ses « tables de présence » et « d’absence », de « degrés » et de « comparaison » les différents degrés et intensités du phénomène-chaleur, Bacon parvient à sa première vendange (vindimnatio prima) concernant la « forme de la chaleur »; autrement dit, à la conclusion qu’il tire inductivement d’un grand nombre de cas observés : « La totalité et chacun de ces exemples, la nature dont la chaleur est la vraie limitation, paraît être le mouvement; et c’est ce dont l’on voit un exemple dans la flamme, qui est dans un perpétuel mouvement, et dans les liqueurs bouillantes ou simplement très chaudes, dont le mouvement n’est pas moins continuel » (). Bacon s’interroge aussi sur l’idée du feu, cette notion vulgaire qui naît « de l’idée de chaleur et de celle de la lumière conçues comme réunies dans tel ou tel corps ». Quelles sont d’ailleurs les propriétés empiriques de la chaleur? « Considérée par rapport au sentiment, elle n’est qu’une qualité respective, qu’une pure relation à l’homme et non à l’univers ». Cela n’empêche que la chaleur ait des effets objectifs et mesurables : elle dilate les corps, et le feu fond ou liquéfie certaines matières, tandis que le froid produit des effets opposés. L’observation et l’expérience confirment aux yeux de Bacon la doctrine de la structure corpusculaire de la matière : « La chaleur est un mouvement expansif réprimé en partie, et dont l’effort a lieu dans les petites parties » (). En réalité Bacon, même avant de poser la question à la nature, « savait » déjà que la matière est formée d’atomes. On peut le constater en lisant le chapitre consacré au mythe de « Cupidon ou l’atome » de son traité sur les fables des anciens, De sapientia veterum (1623), car Bacon dérive de Démocrite et d’Epicure l’idée de la structure corpusculaire de la matière. Ce n’est pas une donnée de l’expérience; c’est tout d’abord, pour lui comme pour ses contemporains Galilée et Descartes, une anticipatio naturae : une bonne hypothèse de travail, dont le pouvoir explicatif promet beaucoup. De même, dans son Saggiatore (1623), Galilée se déclare favorable à l’idée des minima naturalia. Il traite avec beaucoup de subtilité du mouvement des ignicula, ou corpuscules ignés, auxquels il réduit idéalement les phénomènes du feu et de la chaleur.

b) Du mécanisme cartésien à l’attraction newtonienne.

René Descartes, à son tour, s’est convaincu de bonne heure que la seule chance d’expliquer les phénomènes du monde physique – composé de cette matière géométrisée qu’il appelle res extensa – s’appuie sur la théorie corpusculaire. Il présente dans son traité Le monde ou la lumière (1628) une description très détaillée des trois genres de matières répandus dans son « monde ». La lumière naturelle n’est que de la matière subtile, la plus déliée des matières; elle s’identifie avec le feu : « Je ne connais au monde que deux sortes de corps dans lesquels la lumière se trouve, à savoir les astres et le feu ». Au moyen de cette affirmation apparemment simple et neutre, Descartes rejette la doctrine péripatéticienne des « lieux naturels », des qualités et des éléments. Il la remplace par des considérations purement quantitatives. Car « toutes les qualités et les formes des corps inanimés peuvent être expliquées, sans qu’il soit besoin de supposer pour cet effet aucune autre chose en leur matière, que le mouvement, la grosseur, la figure, et l’arrangement des parties » (). On reconnaît dans ces mots la démarche des atomistes. Mais Descartes nie le vide, cet ingrédient capital de l’atomisme, et imagine un monde physique formé de trois éléments qu’il « décrit à sa mode » : Le Feu, l’Air, la Terre. Malgré leur ressemblance avec les éléments de l’école, ils en diffèrent par leur structure qui, loin de dépendre des différentes qualités, est homogène. Ces éléments nouveaux se ne distinguent l’un de l’autre que par leurs propriétés géométriques et mécaniques. Ils se mêlent et réagissent les uns sur les autres selon les lois du mouvement, formant des tourbillons de matière qui emportent dans leur course circulaire tous les corps célestes et terrestres. Le feu n’est que de la matière première, « une liqueur, la plus subtile et la plus pénétrante qui soit au monde » (). Dans sa Dioptrique (1637), Descartes expose avec beaucoup de clarté des faits expérimentaux, tels que les propriétés géométriques de la lumière, les lois la réflexion et de la réfraction, le mécanisme de la vision. Il avance aussi ses propres conjectures sur la transmission instantanée des rayons de lumière, sur l’origine des couleurs et sur la nature de l’arc-en-ciel. Il est possible d’expliquer ces différents phénomènes en les ramenant à leur cause, dont Descartes prétend posséder la clé : ils dépendent à son avis des propriétés du premier élément. En effet, le feu est formé de très petites particules animées d’un mouvement violent et rapide, qui dissolvent les corps qu’elles pénètrent et séparent leurs parties, donnant de la cendre, de la fumée et de la flamme. Donc le phénomène de la combustion consiste essentiellement en une séparation : « Lorsque la flamme brûle du bois, ou quelque autre semblable matière, nous pouvons voir à l’œil qu’elle remue les petites parties de ces bois, et les sépare l’une de l’autre, transformant ainsi les plus subtiles en feu, en air, et en fumée, et laissant les plus grossières pour les cendres… Le corps de la flamme qui agit contre le bois est composé de petites parties qui se remuent séparément l’une de l’autre, d’un mouvement très prompt et très violent, et qui remuent avec soi les parties des corps qu’elles touchent » (). Selon Aristote la flamme tend en haut à cause de sa légèreté absolue et, en s’additionnant aux autres éléments, diminue leur pesanteur. Elle dilate les corps, elle dégage des vapeurs qui montent, elle s’efforce par un « mouvement naturel » de regagner son lieu propre, la sphère extrême des matières disposées autour du globe terrestre. Descartes détruit cette doctrine et résout la question de la montée de la flamme de son point de vue mécaniste. Il remarque que « dans la même flamme, il peut y avoir des parties qui aillent en haut et d’autres en bas, tout droit et en rond, et de tous côtés sans que cela change rien de sa nature. En sorte que si les voyez tendre en haut presque toutes, il ne faut pas penser que ce soit pour autre raison, sinon parce que les autres corps qui les touchent se trouvent presque tous disposés à leur faire plus de résistance de tous les autres côtés « (). Dans sa théorie de la matière, Newton s’inspire lui aussi de l’atomisme ancien. Il cite souvent le poème de Lucrèce dans ses manuscrits, mais dans les écrits publiés de son vivant il accepte la version christianisée et finaliste que Gassendi et ses adeptes ont donné de la doctrine (). Elle présuppose l’existence du vacuum cosmique et de « pores » vides à l’intérieur des masses matérielles : « Il me semble très probable – lit-on dans la « Question » 31 de l’Optique – qu’au commencement Dieu forma la matière en particules solides, massives, dures, impénétrables, mobiles, de telle grandeurs et figures, avec telles autres propriétés, en tel nombre et en telle proportion à l’espace qui convenait le mieux à la fin pour laquelle il les formait. Et par cela même que les particules primitives sont solides, elles sont incomparablement plus dures qu’aucun des corps poreux qui en sont composés; et si dures qu’elles ne s’usent ni se rompent jamais… Tandis que ces particules continuent dans leur entier, elles peuvent constituer dans tous les siècles des corps d’une même nature et contexture; mais si elles venaient a s’user ou à être mises en pièces, la nature des choses qui dépend de ces particules telles qu’elles ont été faites d’abord changerait infailliblement. Par conséquent afin que la nature puisse être durable, l’altération des êtres corporels ne doit consister qu’en différentes séparations, nouveaux assemblages et mouvements de ces particules solides, mais dans les endroits où ces particules sont jointes ensemble et ne se touchent que par un petit nombre de points ». Newton parvint dans sa jeunesse à formuler cette doctrine atomiste en passant par la critique, que documentent ses cahiers d’étudiant, contre la physique cartésienne du plein et des tourbillons. Il oppose à la res extensa at au pur mécanisme de son prédécesseur – dont il connaît très bien et critique les textes () – une théorie de l’espace vide, Dei effectus emanativus, où les corpuscules de la matière nagent sous le guide des lois du mouvement. Dans la synthèse des Principia mathematica, les corps célestes parcourent dans le vide des trajectoires elliptiques, dont on connaît par le calcul la vitesse et la périodicité. La forme sphéroïdale des corps célestes est due à leurs mouvements de rotation et de révolution qui risqueraient de les dissoudre si des forces attractives internes n’assuraient la cohésion des corpuscules qui les composent. La notion de masse, ou « quantité de matière », nouvelle et très importante chez Newton, sert à préciser comment – sinon pourquoi – les corps célestes agissent et réagissent à distance. Leurs interactions n’obéissent pas aux simples lois du choc, car le vacuum cosmique est le champ d’action de forces d’attraction et de répulsion dont on ignore la cause, mais dont on connaît les effets manifestes. A partir d’un cas isolé – celui de la gravitation réciproque de la terre et de la lune – Newton se rendit compte que la chute des graves sur la terre obéit à la même loi. Il parvint à calculer qu’en tous les cas analogues une seule et même force, directement proportionnelle aux masses et inversement proportionnelle au carré des distances, attire les corps célestes. Il renversa ainsi le « roman physique » cartésien des trois éléments et la cinématique des tourbillons, fondée sur les lois du choc mécanique, et donna comme fondement à la dynamique moderne les concepts d’inertie et de force. La gravitation peut donc s’appeler à juste titre une loi universelle, démontrée par la géométrie et le calcul, généralisée par l’observation. Mais que dire de cette obscure force d’attraction qui agit apparemment dans toute la matière, au-dessous du niveau macroscopique? Newton en affirme l’existence, en donne des preuves expérimentales; mais il proteste énergiquement son ignorance des causes cachées et refuse, dans la plupart de ses écrits, d’admettre que l’attraction se diffuse dans le vide ou dans les pores des solides au moyen de n’importe quel support physique. Dans quelques lettres ou manuscrits privés, mais aussi dans le « Scholium generale » (paru en 1713), il se livre à une métaphysique volontariste et à une théosophie dépourvue de dogmes. Pour justifier la régularité de l’horloge cosmique, il invoque la présence constante de Dieu dans l’espace et l’influence directe qu’il y exerce « tamquam in sensorio suo ». Il avance aussi, dans un certain nombre de brouillons des Principia et dans quelques « Questions » de l’Optique, l’hypothèse que l’attraction, la lumière, les forces magnétiques et électriques sont peut-être véhiculées par un fluide matériel très délié qu’il appelle éther. Les incertitudes de Newton au sujet des « causes » de l’attraction, et surtout la notion de l’action à distance dans le vide, firent scandale en France chez les cartésiens. A leur avis, l’attraction est une entité irrationnelle qui rappelle les sympathies et antipathies des alchimistes, ces qualités anthropomorphes ou animistes que Descartes a eu le mérite de bannir définitivement de la physique. Malgré ce genre de critiques, la formule mathématique définissant la force d’attraction s’imposa même par delà de l’astronomie. Elle exerça une forte suggestion chez les chimistes comme explication possible des affinités, des réactions et des différentes opérations connues (). Comme nous l’avons remarqué plus haut, Newton n’a pas révélé à ses contemporains ses propres recherches de chimiste ou, suivant quelques interprètes, d’initié à l’alchimie. Il s’est borné à présenter de fascinantes conjectures sur les affinités et sur les forces chimiques. Lisons un autre passage de la « Question » 31 : « Les petites particules des corps n’ont-elles pas certaines vertus ou forces par où elles agissent à certaines distances, non seulement sur les rayons de lumière pour les réfléchir, les rompre et les plier, mais encore pour produire la plupart des phénomènes de la nature? » Newton mentionne tout d’abord « les attractions de gravité, de magnétisme et d’électricité », qui s’étendent à des distances sensibles et résultent perceptibles à des « yeux vulgaires ». Mais « il peut y avoir d’autre forces qui s’étendent à de si petites distances qu’elles ont échappé jusqu’ici à nos observations ».
Cette hypothèse généralise le modèle de l’attraction et l’étend à une vaste gamme de phénomènes chimiques hétérogènes que Newton exemplifie, grâce à sa pratique du laboratoire, en suggérant qu’il sera peut-être possible un jour de tout expliquer par une loi générale, ou par des variantes de cette loi, susceptibles de réduire la chimie à une science mathématique douée de la même rigueur dont jouit la dynamique céleste. Prenons le cas des précipitations des métaux dans les dissolutions métalliques. Newton formule une conjecture rapprochant ce type de phénomène au principe général de l’attraction : « Il y a en la nature des agents capables de faire adhérer les particules des corps par des attractions très fortes, et la tâche de les trouver retombe sur la philosophie expérimentale… Puisque les métaux dissous dans les acides n’attirent qu’une petite quantité de l’acide, leur force attractive ne peut s’étendre qu’à une distance très petite. Et, comme il arrive en algèbre, où les quantités positives évanouissent et cessent les grandeurs négatives commencent, ainsi de même en la mécanique, où l’attraction cesse, une vertu répulsive doit s’ensuivre… » L’idée de l’alternance de la force d’attraction et de celle de répulsion en fonction de la distance, que Newton esquisse dans ces textes, peut paraître assez vague. Malgré cela, elle ne fut pas reçue comme une simple hypothèse; ce fut le succès même de l’attraction universelle qu’encouragea les physiciens à la considérer comme un programme de recherche. On se proposa la tâche de réduire les forces qui agissent dans les réactions chimiques à des variantes de la loi de l’inverse des carrés de distances – en raison des cubes ou d’autres puissances – pour rendre le principe général susceptible de s’adapter à des phénomènes spécifiques. Dans sa vaste enquête sur la « chimie newtonienne » des premières décennies du XVIII° siècle, Hélène Metzger a montré dans le détail jusqu’à quel point les physiciens anglais – John Keill, John Freind, Stephes Hales et bien d’autres – s’efforcèrent de développer ce programme. Aux Pays-Bas et en France d’autres chercheurs – ‘sGravesande, Musschenbroek, Boerhaave, Geoffroy, Maupertuis, Buffon – se consacrèrent à la tâche difficile de généraliser la loi d’attraction et de l’adapter au domaine encore tout à fait qualitatif et non mathématisé de la chimie. L’échec réitéré de ces tentatives n’entrava pas l’influence du modèle quantitatif newtonien sur les théories de l’affinité chimique et de la structure de la matière, influence qui dura, sous plusieurs formes, jusqu’à l’époque de Lavoisier et de Laplace. La question du feu est strictement liée à toute cette problématique. Il suffit de remarquer que Newton établit l’analogie entre la lumière et le feu. En apparence, sur ce point il n’est pas loin de la thèse cartésienne qui explique la lumière et le feu par les mouvements très actifs des petites particules. On se borne souvent à affirmer, en ce sens, que l’auteur de l’Optique a formulé une théorie de « l’émission » des corpuscules de lumière. C’est une vue un peu simpliste. On doit corriger ce lieu commun en songeant à l’analogie qu’il établit entre la lumière, le feu, les forces électriques et magnétiques : autant de phénomènes sujets peut-être à ce réseau – ou « champ » – de forces attractives et répulsives qui façonne l’espace. Newton essaie d’expliquer par des actions et réactions réciproques le processus de transformation de n’importe quelle substance en n’importe quelle autre, sous l’action de la lumière et du feu : « Ne peut-il se faire – lit-on dans la « Question » 30 de l’Optique – une transformation réciproque entre les corps grossiers et la lumière? Et les corps ne peuvent-ils pas recevoir une grande partie de leur activité des particules de lumière qui entrent dans leurs composition? Car tous les corps fixes qui sont échauffés jettent de la lumière pendant tout le temps qu’ils conservent un degré suffisant de chaleur; et, à son tour, la lumière s’arrête dans les corps toutes les fois que les rayons viennent à donner sur les parties de ces corps ». Newton continue en citant beaucoup d’exemples « du changement des corps en lumière, et de la lumière en corps ». Il sous-entend que le feu joue un rôle capital dans ces opérations. Sa philosophie corpusculaire diffère donc beaucoup de celle de l’atomisme classique, puisque Newton évite toute spéculation concernant les propriétés géométriques des atomes, leurs formes invisibles et leur manière d’agir dans le contact. Le principe de l’attraction/répulsion paraît réintroduire d’ailleurs dans chacun des éléments qu’étudient les chimistes ces qualités spécifiques que les philosophes modernes ont déclarées absurdes. Le grand médecin et chimiste néerlandais Hermann Boerhaave (1668-1738) examina soigneusement le pour et le contre de l’atomisme et l’attraction newtonienne. Il reconnut que ce dernier principe, dont la fécondité est indéniable dans la physique des grands corps, peut nous laisser désarmés en face des phénomènes étranges de la chimie, tels que la dissolution, la fermentation, la calcination, la dilatation etc. Surtout, Boerhaave ne croit pas que les attractions ou affinités spécifiques que nous révèle la pratique du laboratoire chimique puissent se réduire à des lois ou à des formules mathématiques. En même temps, contre la mécanique pure des anciens atomistes et des cartésiens, Boerhaave admet avec Newton que des attractions très fortes opèrent dans la dissolution aussi bien que dans la fusion des métaux. Il explique ces opérations chimiques par les changements que les « menstrues » (terme qui désigne les acides ou les fluides dissolvants en général) font subir à chaque corps, s’introduisant dans les pores interposés parmi les corpuscules solides. Or le feu agit de la même manière sur les métaux et sur tous les autres corps. C’est un fluide corporel, impénétrable, étendu, mais sans poids, qui pénètre dans les pores vides, dilate les corps incombustibles, sépare les atomes des substances combustibles et les disperse. Ce fluide impondérable possède, selon Boerhaave, des propriétés très singulières : « Quand je réfléchis avec attention sur l’histoire du feu, je suis porté à croire qu’il ne tend pas plus vers le centre de la terre que vers tout autre point, qu’il n’a par lui-même aucune détermination particulière, ni aucune affection pour un lieu ou pour un corps plutôt que pour un autre. On peut le déterminer sans aucune résistance indifféremment de tout côté. Il existe partout. Si aucune cause étrangère ne l’en empêche, il se répand dans tout l’univers, et même partout en égale quantité et avec la même force » (). Hélène Metzger a remarqué à juste titre que la mentalité des chimistes et des physiciens du XVIII° siècle admettait l’idée que la combustion consiste en une séparation brusque de corps précédemment combinés; tandis que nous considérons comme toute naturelle – après Lavoisier – l’idée opposée que la combustion est une combinaison chimique très complexe (). En effet, l’idée de la combustion comme séparation domine les Éléments de chimie de Boerhaave, en particulier le chapitre consacré au feu, synthèse savante et assez éclectique des doctrines concernant ce thème qui fit autorité jusqu’à Lavoisier. C’est donc Boerhaave qui domine la scène de la chimie en France aux environs de 1740. La théorie du phlogistique de Stahl n’y fut introduite que plus tard, par Rouelle et Macquer; et c’est par cette raison qu’on ne trouve ce terme dans aucune des dissertations de 1738. Du reste, quand on commença à parler du phlogistique, on identifia cet agent imaginaire du feu et des réactions chimiques avec le feu-élément de Boerhaave. Sous ce terme, l’Encyclopédie se borne à ne donner qu’un petit renvoi : « Phlogistique (chimie), c’est la même chose que le feu élémentaire. Voy. l’art. FEU ». Après ce tour d’horizon sur les principales théories de la matière et du feu dont on discutait à l’époque du prix, abordons l’analyse des cinq dissertations. Si on les tire de l’oubli où elles sont tombées il y a deux siècles et demi, c’est la faute à Voltaire. Donc, au lieu de suivre l’ordre imposé par l’Académie, nous allons renverser cet ordre et commencer par Voltaire.

3. VOLTAIRE, MADAME DU CHÂTELET  ET LEUR DÉBAT SECRET.

a) L’Essai de Voltaire

Après ses premières approches à la théorie de la gravitation universelle et à celle des couleurs – dont il donna une brillante esquisse dans ses Lettres philosophiques (1734) – le propos de vulgariser la synthèse newtonienne devint pour Voltaire un aspect essentiel de son combat au profit des Lumières. Il suivit l’exemple du jeune comte vénitien Francesco Algarotti, qui fut reçu au château de Cirey en automne 1735 et y donna lecture de ses Dialoghi sull’ottica newtoniana encore inédits. Madame du Châtelet jugea cet ouvrage « plein d’esprit, de graces, d’imagination et de science » et décida d’étudier l’italien « peut-être pour le traduire un jour » (D1065). Dans une lettre au duc de Richelieu elle ajoute que les dialogues d’Algarotti « ont été l’occasion du livre de M. de Voltaire » (D1591). Le éditeurs récents des Éléments de la philosophie de Newton trouvent que l’influence d’Algarotti est manifeste un peu partout dans cet ouvrage, en particulier en ce qui concerne le lien entre l’attraction, « cette clé de toute la philosophie », et la lumière, lien que Newton évoque dans l’Optique (). La composition des Éléments de la Philosophie de Newton occupa Voltaire plus d’un an, du début de 1736 au mois de juin 1737. L’Essai sur la nature du feu a été rédigé en juillet-août 1737, lorsque les Éléments, déjà achevés, étaient sous censure à Paris et sous presse à Amsterdam. La correspondance de Voltaire nous renseigne à propos de quelques détails intéressants. En avril 1736, lorsque l’annonce du prix parut dans le « Mercure », Voltaire était à Paris; mais il ne s’intéressa à la chose qu’à la fin du mois d’août : « J’ai oublié, mon cher ami – écrit-il à l’abbé Moussinot – parmi tous les plaisirs que je vous ai demandés, celui de me faire savoir quel est le sujet du prix proposé cette année par l’Académie des sciences. Je m’adresse à vous, de peur que, si j’écrivais à quelque académicien, on ne pensât que je veux composer pour le prix. C’est une chose qui ne convient ni à mon âge, ni à mon peu d’érudition. Je suis chargé de savoir quel est le sujet du prix, par un ami qui demande un secret inviolable… » (D1138). Ce petit subterfuge ne tint pas longtemps, car c’est à Bonaventure Moussinot que Voltaire s’adresse plusieurs fois, au cours de l’année suivante, le priant tantôt d’envoyer à Cirey les livres de Musschenbroek, Lémery et Boerhaave, tantôt de consulter les chimistes parisiens sur des problèmes difficiles, de lui procurer des instruments et même un assistant pour son laboratoire. L’intérêt de Voltaire pour la « nature du feu » s’éveilla sans doute pendant la composition des Éléments puisque la question posée l’Académie des sciences n’était qu’un aspect de la critique générale de la physique cartésienne que l’auteur développe dans son livre. Mais le feu est à peine mentionné dans les chapitres des Éléments que l’auteur consacre à l’exposé de l’optique newtonienne. Après avoir réfuté les « systèmes erronés » de Descartes et Malebranche au sujet de la lumière, Voltaire se demande : « Qu’est-ce donc enfin que la matière de la lumière? C’est le feu lui-même… un élément que je ne connais que par ses effets, et je dirai ici comme partout ailleurs, que l’homme n’est point fait pour connaître la nature intime des choses, qu’il peut seulement calculer, mesurer, peser, et expérimenter. Le feu n’éclaire pas toujours, et la lumière ne brille pas toujours; mais il n’y a que l’élément du feu qui puisse éclairer et briller… » (). Ces remarques s’inspirant de Newton se retrouvent, au pied de la lettre, au début de l’Essai. En général, dans cet écrit l’attitude épistémologique de Voltaire est cohérente avec celle des Éléments. Mais à quelques exceptions près, puisqu’il formule des remarques critiques de détail et donne des précisions à propos des aperçus “chimiques” contenus dans l’Optique, dont il médite la portée d’après les exposés des physiciens hollandais. Pendant son voyage aux Pays-Bas de janvier 1737, il fréquente à Leyde les leçons de physique expérimentale de Jacob ‘s Gravesande et rencontre son collègue Pieter van Musschenbroek, les deux auteurs des excellents cours de physique newtonienne qu’il a utilisé pour les Éléments. Quant au médecin-chimiste Boerhaave, on sait qu’il le consulta sur son état de santé, et qu’au mois de juillet suivant il lit ses Elementa chemiae parus en 1732 (D1276, 1318, 1349). Au mois de juin Voltaire s’attelle donc à la tâche de consulter les meilleurs auteurs, peser le pour et le contre de leurs opinions sur la problématique complexe du feu, faire des expériences personnelles, donner enfin à la question posée par l’Académie une réponse personnelle, mais « sans se charger d’aucun système », en conformité avec l’avis du prix. En réalité, malgré son refus tout newtonien des systèmes et des hypothèses, Voltaire ne pratique pas une méthode phénoméniste “neutre”. Sa recherche consiste à mettre à l’épreuve, dans le style littéraire de la controverse par « questions » et « réponses », une certitude qu’il possède déjà – l’identité du feu avec la lumière – et qu’il a appris de l’Optique de Newton, mais surtout des commentaires de Pemberton, ‘s Gravesande, Musschenbroek et Boerhaave. Il cite aussi le manuel du cartésien Lémery, les traités de Robert Boyle, des mémoires de métallurgie de Réaumur. Il se passionne à la dilatation des métaux exposés à la flamme, et au dilemme de leur poids qui en général reste égal; mais cette règle a des exceptions, puisque le poids de quelques métaux augmente sous l’effet de la haute température dans le processus de calcination (). Il répète personnellement à ce propos les expériences que mentionnent ses auteurs. Avec Madame du Châtelet il se rend « exprès à une forge de fer », située près du château de Cirey. Il contrôle l’exactitude des balances, il pèse très soigneusement des masses de fer « depuis une livre jusqu’à mille livres de métal ardent et refroidi », et remarque l’invariabilité de leur poids dans les deux états. Il fait ses essais de calcination avec du plomb, du cuivre, de l’étain et de l’antimoine, pour vérifier si ces métaux augmentent vraiment leur poids quand on les brûle à des températures très élevées. Ces tests visent à répondre aux questions concernant la « matière » du feu suivant l’hypothèse de Newton; autrement dit, l’expérimentateur s’interroge sur les propriétés que ce « corps » partage avec la lumière : pesanteur, extension, porosité, impénétrabilité. Or, si Voltaire essaie de peser le feu, c’est qu’il est déjà convaincu, d’après Newton et Boerhaave, qu’il s’agit d’un élément ou d’un fluide matériel dont les aspects spécifiques restent à préciser. Que dire alors de la profession d’ignorance préalable à propos de « la matière intime du feu »? Elle est parfaitement en ligne avec l’épistémologie empiriste et prudente de Newton et Locke, qui lui ont appris à mettre à l’épreuve ses conjectures, à se contenter d’une connaissance probabiliste, à se méfier des spéculations métaphysiques sur les causes et la substance des choses. Voltaire se rattache aux vues sceptiques qu’il a esquissées dans le Traité de métaphysique (1740) – ouvrage qu’il gardera inédit dans son portefeuille – lorsqu’il déclare : « Nous avons des expériences, qui, quoique très fines pour nous, sont encore très grossières par rapport aux premiers principes des choses : ces expériences nous ont conduit à quelques vérités, à des vraisemblances, et surtout à des doutes en grand nombre… »

L’Essai débute par l’énoncé du dilemme classique : le feu est-il l’effet du mouvement des atomes, ou bien un élément originaire, immuable et « existant indépendamment des autres êtres »? La première thèse, explicitement attribuée à Descartes, est vite réfutée au moyen de plusieurs considérations sur la « simplicité » du feu, sa « pureté », l’irréductibilité du mouvement en général à la chaleur. L’auteur appuie sa critique sur l’identification feu-lumière qu’il tire évidemment de Newton. Cela l’oblige à confronter ses deux héros : « Newton ne semble être une seule fois dans le sentiment de Descartes, qu’en ce qu’il dit que la terre peut se changer en feu, comme l’eau est changée en terre () ». Voltaire veut dire qu’une comparaison superficielle entre les remarques sur la combustion qu’on peut lire dans les Principia philosophiae de Descartes d’un côté, et de l’autre côté la « Question » 31 de l’Optique, d’où la citation est tirée, n’autorise pas à supposer que ce dernier texte parle d’une « transformation véritable » terre > feu ou eau > terre. Il faut l’interpréter plutôt comme se référant à la formation des « mixtes »; car, si Boyle et Newton ont hasardé des conjectures sur la simple possibilité de pareilles transformations, on doit imputer la chose à « la méprise d’un chimiste qui les avait trompés ». Or, Boerhaave a soutenu conclusivement l’immutabilité du feu-élément, et Voltaire accepte sa thèse : « Le feu est un être élémentaire, dont les parties constituantes sont des éléments inaltérables; et il ne se change en aucune autre substance, et aucune n’est changée en lui ». Cette propriété de l’élément feu pousse Voltaire à se souvenir de « ces quatre éléments que l’antiquité avait admis sans trop les connaître ». Ce n’est qu’une affectation d’érudit, puisque une définition rigoureuse du feu ne peut dépendre que de l’observation du phénomène. On lit en marge de la page la question suivante : « Quel est le caractère de la substance du feu? » Et l’auteur de répondre : «Le feu en général est le seul être qui éclaire et qui brûle; ces deux effets ne s’accompagnent pas toujours ». Le dilemme concernant le décalage ou la présence simultanée de ces trois phénomènes – la lumière, la chaleur, la flamme – est un lieu commun de la littérature scientifique; ‘sGravesande, Musschenbroek, Boerhaave en discutent en marge des théories corpusculaires de Descartes et de Newton. Comme ces auteurs, Voltaire cite à son tour le cas de la lumière “froide” de la lune, de l’opacité d’une barre de fer échauffée mais non encore ardente, et conclut ce premier article par un Quod erat demonstrandum : la chaleur et la lumière ont une intensité variable, respectivement en fonction de la masse du feu et de son mouvement, « mais il est le seul être connu, qui puisse éclairer et échauffer à la fois ». La discussion entre maintenant dans le vif, avec le compte rendu des tests expérimentaux visant à établir la nature matérielle du feu. Le feu partage-t-il les propriétés générales de la matière? Est-il mobile, divisible, étendu, pondérable, pénétrable? La question cruciale – dans la perspective newtonienne, pré-lavoisienne – est celle de la pesanteur. Malheureusement, à ce propos, les expériences de chauffage des métaux donnent des résultats contradictoires. Si le feu est impondérable, il ne cède par conséquent aucun poids aux métaux qu’il pénètre. Boerhaave a raison : « Il dit dans sa Chimie, qu’ayant pesé huit livres de fer froid, puis tout ardent, puis refroidi encore, il a toujours trouvé son même poids de huit livres ». Cependant le phénomène de la calcination du plomb et de l’antimoine prouve, au contraire, l’augmentation d’un dixième du poids du corps. C’est sur cette anomalie que Voltaire joue ses chances d’apprenti physicien et de candidat au prix. Il expose les tests métallurgiques qu’il vient de faire, analyse le pour et le contre des raisons, et formule ses conclusions d’après les résultats de ses expériences. Sa description est claire et précise, méticuleuse comme les techniques dont elle donne le compte rendu. Voltaire argumente en faveur de l’impondérabilité par les raisons suivantes. L’augmentation d’un dixième du poids des métaux soumis au processus de la calcination est constante. Mais, comparée à la pesanteur spécifique du fer surchauffé (suivant des expériences faites par Réaumur (), cette augmentation pourrait s’expliquer très bien comme due par l’apport de « la matière répandue dans l’atmosphère ». Et si cela est vrai, la cause ne saurait dépendre de la « matière ignée », comme le croit Musschenbroek. On est donc amené à « respecter l’opinion – dit Voltaire – que le feu ne pèse pas ». Quelques considérations de signe contraire sur le rapport poids-volume le poussent à affirmer, par contre, « qu’il n’y a aucune raison pour priver l’élément du feu de la pesanteur qu’ont les autres éléments, et je conclus qu’il est très probable que le feu est pesant ». Le dilemme reste donc indécis sur le plan expérimental; mais évidemment Voltaire accepte cette dernière “probabilité”. Ceci l’autorise à revenir à l’hypothèse de fond, qui assigne au feu « toutes les propriétés primordiales connues dans la matière ». Il rejette par conséquent l’idée « de quelques philosophes » qui définissent le feu comme une « substance mitoyenne entre les corps plus grossiers que lui, et d’autres substances plus pures que lui ». Définition qu’accepte Émilie du Châtelet – comme nous le verrons – à l’insu de Voltaire. De son côté, celui-ci confirme son opinion : suivant les remarques de Newton les particules du feu, par analogie avec la lumière du soleil, partagent avec toute la matière les propriétés de la pesanteur, de la solidité et l’impénétrabilité. Malgré l’incertitude des résultats de l’expérience, on peut donc conclure que le feu est lui aussi sujet à l’attraction universelle. La même conclusion découle de l’analyse détaillée de ses autres propriétés “particulières” : il est la cause du mouvement qui l’anime; il a une stricte analogie avec l’élasticité, le « ressort de l’air » ( the spring of air de Robert Boyle), et avec les phénomènes de l’électricité; encore, il est évidemment la cause de l’attraction qui agit sur les rayons de lumière, en particulier lorsqu’ils s’infléchissent en effleurant les contours des solides et dans les phénomènes de la réfraction. Par ces remarques Voltaire articule de plus en plus sa thèse newtonienne : le feu est un élément matériel sujet à la loi de l’attraction universelle – effet mesurable d’une cause inconnue et cachée dans la volonté d’un Dieu tout-puissant – mais un élément qui joue un rôle tout à fait particulier. Il pénètre les pores dont la matière est parsemée en fonction de ses divers degrés de densité, et ainsi il empêche ses particules de se fondre dans une masse immobile : « Tous les corps tendent à s’unir par la même loi qui fait graviter tous les corps célestes vers un foyer commun, quelle que soit la cause de cette tendance : donc toutes les parties de chaque corps presseraient également vers le centre de ces corps, et tous les corps composeraient des masses également dures, si le feu étant toujours en mouvement, n’écartait pas ces parties toujours prêtes à s’unir. Le feu résiste donc continuellement à l’effort du corps, et les corps lui résistent de même : cette action et cette réaction continuelle, entretiennent donc un mouvement  sans interruption dans toute la nature ». Voltaire estime pouvoir expliquer de la sorte même les paradoxes apparents du refroidissement et de la congélation des corps, qu’il attribue aussi au mouvement contraire de l’élément feu, lorsque ses particules quittent les pores de la matière. Voltaire est d’accord avec la thèse de Boerhaave qui assigne une importance capitale au phénomène de la dilatation, premier effet de la chaleur, et explique par ce même effet les expériences sur le froid que mentionne le livre des Saggi de l’Académie florentine du Cimento, auquel Musschenbroek vient d’ajouter une appendice. Les rapprochements entre les phénomènes du feu d’un côté, ceux de la lumière et de l’électricité de l’autre côté, lui permettent enfin de déclarer encore une fois son accord avec Newton à propos de la polarité attraction/répulsion. Voltaire commente à sa manière l’hypothèse que formule la « Question » 31 de l’Optique : « La lumière qui n’est autre chose que le feu, rejaillit sans toucher aux corps dont elle semble rejaillir. De cette attraction et de cette répulsion de la matière du feu à quelque distance des corps solides, n’est-il pas prouvé qu’il y a une action et une réaction entre tous les corps et le feu, telle qu’il y en a une entre les corps électriques et les petits corps qu’ils attirent et qu’ils repoussent? La différence est (comme dit à peu près le grand Newton dans son Optique) qu’il ne faut que des yeux pour voir l’attraction et la répulsion de l’électricité, et qu’il faut les yeux de l’esprit pour voir l’attraction et la répulsion du feu et des corps » (). A la fin de la première partie de l’Essai, le résumé rapide des différentes propriétés dont l’auteur vient de donner des preuves présente un bilan très optimiste, en comparaison de la remarque de l’Introduction où il soulignait les doutes et l’ignorance où nous sommes à propos de « la nature intime du feu ». De plus Voltaire, déiste, rassure le lecteur timoré par l’allusion « aux rapports admirables de la matière du feu avec nos organes », à la finalité de la nature et à l’ordre providentiel que son auteur a imprimé en elle.

b) La Dissertation d’Émilie du Châtelet.

La Dissertation d’Émilie du Châtelet est l’ouvrage d’une débutante. Malgré la réputation d’adepte de Newton qui entoure – grâce aux épîtres et aux éloges de Voltaire – ses premières études de physique, ce travail pose un certain nombre de problèmes, soit du point de vue chronologique, soit en ce qui concerne sa démarche intellectuelle vers la philosophie leibnizienne. Un commentateur récent à distingué trois états du texte, qui marquent autant d’étapes dans le cours de ses réflexions.
1. La Dissertation envoyée à l’Académie à la fin d’août 1737, imprimée dans le volume des Pièces (1739) et reproduite ici.
2. Les “changements” insérés en appendice à la réimpression de la Dissertation dans le Recueil des pièces (2e édition, 1752), qui révèlent l’influence croissante de Leibniz.
3. L’édition de 1744, revue et corrigée après la conversion de l’auteur à la métaphysique leibnizienne, conséquence du séjour à Cirey (1739) du savant allemand Samuel Koenig ().

En y regardant de près, le texte de 1737 n’est pas “newtonien”. Émilie y attaque Voltaire, remarque M. Walters, et « malgré qu’elle mentionne assez souvent Newton et paraisse accepter la théorie de l’attraction lorsque celle-ci lui semble convenable, elle envoya à l’Académie un étrange document anti-newtonien ». Avant de vérifier cette lecture du texte, il est bon de s’arrêter sur quelques documents épistolaires. Avant sa liaison avec Voltaire, Émilie faisait ses études de physique newtonienne avec Clairaut et Maupertuis. Sa lettre à ce dernier datée du 12 juin 1738, donc pendant la composition de ses Institutions de physique, prouve que l’action à distance soulevait en elle beaucoup de doutes de nature “métaphysique”, doutes dont Voltaire avait proclamé la totale vanité. Et à propos de la Dissertation sur le feu Émilie avoue à Maupertuis : « Je crois que vous avez été bien étonné que j’aie eu la hardiesse de composer un mémoire pour l’Académie… Je n’ai pu faire aucune expérience parce que je travaillais à l’insu de M. de Voltaire et que je n’aurais pu les lui cacher. Je ne m’en avisai qu’un mois avant le tems auquel il fallait que les ouvrages fussent remis, je ne pouvais travailler que la nuit, et j’étais toute neuve dans ces matières. L’ouvrage de M. de Voltaire, qui était presque fini avant que j’eusse commencé le mien, me fit naître des idées et l’envie de courir la même carrière me prit, je me mis à travailler sans savoir si j’enverrais mon mémoire, et je ne le dis point à M. de Voltaire parce que je ne voulais pas rougir à ses yeux d’une entreprise que j’avais peur qui lui déplût. De plus je combattais presque toutes ses idées dans mon ouvrage, je ne lui avouai que quand je vis la gazette que ni lui ni moi n’avions part au prix » (D1528). Curieuse confession et curieuse situation psychologique, si nous considérons les relations personnelles entre Voltaire, Mme du Châtelet, Maupertuis; d’autant plus qu’on ne peut accuser Voltaire ni d’anti-féminisme, ni même de jalousie de métier à l’égard de son amie. Au contraire, lorsqu’il fut informé de la Dissertation, il la loua avec générosité, se borna à une critique marginale et s’empressa de recommander à l’Académie qu’elle fut imprimée (D1510, 1525). Toutefois, si l’on parcourt la liste des quatorze conclusions qu’Émilie énumère à la fin de la première partie de sa dissertation, on se rend compte du fait que, même si elle exagère lorsqu’elle déclare avoir « combattu presque toutes les idées » de Voltaire, il est vrai que sur plusieurs points elle raisonne de façon très différente et parvient à des conclusions opposées. Le style de la Dissertation est presque scolastique en comparaison de celui de Voltaire. Émilie procède aussi par « questions », « objections », « preuves » et « réponses », se servant d’une méthode diligente, prolixe et un peu pédante. L’ordre des questions est assez différent. Elle se demande : 1. En quoi la lumière et la chaleur diffèrent? 2. Quel est l’effet le plus universel du feu? 3. Le mouvement produit-il le feu? 4. Le feu a-t-il toutes les propriétés essentielles de la matière? 5. Le feu est-il impénétrable? 6. Le feu tend-il vers le centre de la terre? 7. Quelles sont les propriétés propres et distinctives du feu? Si l’ordre change, si les questions sont à peu près les mêmes, la différence des conclusions saute aux yeux. Émilie a consulté les mêmes auteurs que Voltaire, elle a sans doute discuté avec lui sur plusieurs points. Mais son refus de l’attraction et de l’action à distance dans le vide la ramène, au delà de Newton, à une sorte de compromis entre la théorie corpusculaire cartésienne et une variante presque immatérialiste de la chimie de Boerhaave. Au lieu d’admettre une définition phénoméniste du feu, fondée sur les effets simultanés qu’il exerce sur la sensibilité («éclairer et chauffer »), Émilie sépare ces deux sensations : « La lumière et la chaleur sont les objets de deux de nos sens, le tact et la vue, et par cette raison même elles ne paraissent point propres à constituer un être si universel que le feu ». Elle introduit une distinction nette, pour ainsi dire “ontologique”, entre lumière et chaleur, ces « deux effets très différents et très indépendants l’un de l’autre… deux modes, deux attributs de l’être que nous appelons feu ».
Contre l’hypothèse newtonienne affirmant l’unité de la lumière, de l’électricité, du magnétisme et du feu sous le même principe d’attraction/répulsion, elle fait appel à Descartes et revendique sa rigide distinction entre le premier et le second élément. Dans la perspective qui est la sienne, l’effet le plus universel du feu est la dilatation des corps, qu’on peut expliquer par la raréfaction qu’il produit dans la matière. Émilie admet, d’accord avec Boerhaave – et Voltaire – que « la raréfaction des corps par le feu paraît une des lois primitives de la nature »; que ce n’est pas le mouvement qui produit le feu, mais au contraire, « c’est une substance simple, que rien ne produit, qui ne se forme de rien, et qui ne se change en rien ». S’agit-il du feu-élément que Voltaire dérive de Newton, de Boerhaave et des physiciens néerlandais? Oui et non, parce que cet élément – affirme la marquise – ne possède que quelques-unes des propriétés de la matière. Il est étendu et divisible, mais sans gravité; c’est une sorte de fluide impondérable, pénétrable, partant soustrait à la loi d’attraction vers le centre. Bref, comme l’espace – que les newtoniens considèrent comme parfaitement vide – le feu est « un être d’une nature mitoyenne entre l’esprit et la matière, qui semble nous indiquer qu’il existe une infinité de substances dans l’Univers, qui ne sont ni esprit ni matière, et que la grande chaîne des êtres n’échappe à notre vue, que parce qu’elle s’étend beaucoup au delà; or pourquoi le feu ne sera-t-il une de ces substances? » Tout se passe comme si ce passage, qui fait écho à un passage voltairien de signe contraire que nous avons cité ci-dessus, ait été écrit avec le parti pris de réfuter ce dernier. En effet la Dissertation d’Émilie peut se lire comme une sorte de contrepoint de l’Essai de son ami. Avec Boerhaave, la marquise du Châtelet estime qu’une autre différence “ontologique” entre la matière ordinaire et le feu dérive de la mécanique : la matière se meut d’habitude en ligne droite obéissant au principe d’inertie, tandis que le feu remplit l’espace, tend à une situation d’équilibre et, lorsqu’il bouge, il se meut vers toutes les directions, quaquaversum. Voilà sa caractéristique « métaphysique », dont la marquise tient à souligner l’origine divine : « La direction de ce mouvement imprimé au feu tend également en tous sens, et c’est le feu qu’imprime cette espèce de mouvement à la matière, dont toutes les parties internes, sont, par cette action, dans un mouvement continuel; c’est ce mouvement qui est la cause de l’accroissement et de la dissolution de tout ce qui existe dans l’univers; ainsi le feu est, pour ainsi dire, l’âme du monde, et le souffle de vie répandu par le Créateur sur son ouvrage ». Si la théorie stahlienne du phlogistique n’est pas encore répandue en France à cette époque, on peut dire qu’Émilie du Châtelet en donne un équivalent qui rappelle les vertus métaphysiques du feu des anciens Stoïciens. Elle va développer de façon systématique ses arrière-pensées métaphysiques dans les Institutions de physique (1740), qui marquent – au grand regret de Voltaire – sa « conversion » à certains aspects de la philosophie de Leibniz et de Wolff.

c) La « propagation du feu » chez Voltaire et Mme du Châtelet.

Les apprentis physiciens de Cirey prennent très au sérieux la dichotomie proposée par l’Académie. Après avoir exposé leurs hypothèses sur la nature du feu, tous les deux consacrent la seconde partie de leur développement à la propagation du feu. Cette distinction est de forme plutôt que de substance, puisque les « conséquences » qu’ils tirent des « principes » qu’ils viennent d’établir comportent de fréquentes redites, mêlées des considérations nouvelles. Essayons de mettre en parallèle quelques thèmes choisis de ces sections : le sondage ne sera pas inutile pour mieux comprendre la concordia discors qui règne entre les deux auteurs.

Voltaire et Émilie tombent d’accord que le feu-élément n’est jamais un « produit » naturel ou artificiel, mais quelque chose qui préexiste au jaillissement de la flamme : « On décèle, – dit Voltaire – on manifeste le feu que la nature a mis dans les corps… mais on ne produit réellement une étincelle ». Émilie lui fait écho, quand elle se demande comment les premiers hommes ont connu le feu, et répond : en imitant la nature, « par l’attrition des corps les uns contre les autres », probablement après avoir assisté à l’embrasement spontané d’une forêt produit par l’agitation des branches ou au choc de deux cailloux. Cela ne signifie qu’il y ait, en aucun cas, une « création véritable », puisque « l’attrition ne fait que déceler le feu que les corps contiennent dans leur substance ». Évidemment, comme leur maître Boerhaave, ses deux élèves sont encore loin d’imaginer la complexité du phénomène de la combustion, tel qu’il sera révélé par Lavoisier à la fin du siècle. Comme tous leur contemporains, ils sont convaincus qu’il ne s’agit pas d’une réaction ou d’une combinaison chimique de gaz et de matières combustibles; c’est, au contraire, un agent naturel destructeur qui joue son rôle en dissolvant et séparant entre eux les particules des corps mixtes ou simples. En revanche ils n’ignorent pas que l’air atmosphérique a une influence sur la combustion, chose qui a été constaté depuis longtemps. Ils ont lu leur Boyle et, d’après ses analyses des expériences de combustion faites dans le vide pneumatique, ils s’interrogent sur le rôle l’air dans la combustion. Voltaire pose la question : « quand et comment l’air est nécessaire au feu? ». Question très embarrassante – avant la découverte de l’oxygène – d’autant plus que les résultats de ses propres expériences, qu’il expose et sur lesquelles il raisonne longuement, restent contradictoires. Émilie, qui a assisté sans doute à ces expériences faites au château de Cirey, se demande à son tour « pourquoi l’air est nécessaire au feu pour brûler? », et répond : « L’air par son élasticité, et l’atmosphère par son poids, sont aussi nécessaires au feu pour entretenir son action, que la matière même qui lui sert d’aliment : ainsi les matières combustibles ne brûleraient pas sans air, et l’air ne s’enflammerait jamais si les exhalaisons ne mêlaient pas de cette huile alimentaire à sa substance ». Or, chez Voltaire le feu est la cause de l’élasticité, tandis que pour Émilie « le feu n’est pas la cause de l’élasticité… il en est au contraire le  destructeur, car on voit toujours le feu détruire cette propriété dans l’air et dans tous les corps ». On pourrait poursuivre cette comparaison entre les différentes réponses que les deux auteurs donnent aux mêmes questions : p. ex. à propos de la tendance de la flamme à monter, de la dilatation, du refroidissement, de la congélation de l’eau; à propos des différents degrés de chaleur qui correspondent aux sept couleurs primitives; à propos de l’aliment du feu, le pabulum ignis de Boerhaave. Ce faisant, tous les deux illustrent des expériences réelles ou mentales; tous les deux utilisent les instruments de laboratoire : les thermomètres de Fahrenheit (Voltaire en fit éclater quelques-uns en les plongeant dans des métaux en fusion) ; ou « l’ingénieuse invention du pyromètre », l’instrument pour la mesure de la dilatation des corps mis au point par Musschenbroek (), dont Émilie fait l’éloge : « un philosophe de nos jours, qui joint l’adresse de la main aux plus grandes lumières de l’esprit, a porté cette découverte à sa dernière expression… il nous fait voir la 1/12500ème partie d’un pouce dans l’augmentation du volume des corps ». L’auteur des Éléments de la philosophie de Newton tente de formuler d’après Musschenbroek « quelques lois générales » de nature quantitative sur les phénomènes du feu et de la chaleur. Émilie s’inscrit en faux contre un tel optimisme : elle insiste, de son côté, sur les exceptions plutôt que sur les règles, sur les doutes et sur les problèmes ouverts plutôt que sur les conclusions. P. ex., dans son commentaire sur les conjectures de Newton concernant « la nature du soleil », elle soulève un grand nombre de doutes et conclut : « nous ignorons entièrement quelle est sa nature ». Le lecteur peut s’amuser à aller plus loin dans cet examen comparé, à l’instar d’un lecteur contemporain : l’abbé Desfontaines. Ce critique acharné de Voltaire dramaturge fit un respectueux compte rendu des deux mémoires : « Ces deux auteurs ne sont pas toujours d’accord – remarque-t-il le 25 juillet 1739 – quoiqu’ils paraissent à peu-près dans les mêmes principes, et avoir fait les mêmes lectures ». Il fait écho à l’embarras qu’ont montré les membres du jury à l’égard de Voltaire et de la marquise : « Quoiqu’ils n’ayent pu approuver l’idée qu’on donne de la nature du feu en chacune des pièces, elles lui ont paru des meilleures de celles qui ont été envoyées » (). L’abbé se garde bien de mettre en discussion le verdict mais, non sans galanterie, il paraît préférer la pièce de la « jeune dame de haut rang » à celle « d’un de nos premiers poètes ». Il regrette que « la dissertation de Madame du Châtelet n’ait point été couronnée », puisque « il est certain qu’elle est pleine d’esprit, d’érudition physique, de choses curieuses et agréables… Que de remarques savantes, que d’observation fines, que de vues, que de principes! mais quelle clarté, quel agrément dans l’exposition des vérités… » (). Il n’est pas le seul. De son côté Madame de Graffigny, dans la chronique épistolaire de son séjour à Cirey, va beaucoup plus loin : « C’est d’une netteté, d’une précision et d’un raisonnement admirable; j’en demande pardon à M. de Voltaire, mais c’est bien au dessus de lui » (D1686).

4. LES LAURÉATS DU PRIX.

a) De Fiesc et Créqui, deux cartésiens attardés.

C’est toujours Madame de Graffigny qui, dans une lettre datée de « Cirey, le 4 décembre 1738 », nous renseigne sur l’avis de Maupertuis. Le chef de file des newtoniens français « a mandé hardiment, mais secrètement que les dissertations françaises couronnées étaient pitoyables » (D1675). D’Alembert paraît partager implicitement cet avis dans l’article « Feu », que nous avons cité plus haut, écrit pour l’Encyclopédie quinze ans après. Il ajoute à la fin de son exposé le renvoi suivant : « Ceux qui voudront s’instruire plus à fond sur cette matière, pourront lire ce que M. Boerhaave à écrit sur le feu dans sa Chimie, et les dissertations couronnées ou approuvées par l’Académie des sciences de Paris en 1738, sur la nature du feu et sa propagation. Parmi les dissertations couronnées, il y en a une du célèbre Euler, dans laquelle il explique d’une manière ingénieuse la propagation du feu ; on peut voir l’extrait de cette dissertation dans les Leçons de Physique de M. l’abbé Nollet, tome IV, p.190 et suiv. Aux trois dissertations couronnées l’académie en a joint deux autres qu’elle a jugées dignes de l’impression, parce qu’elles supposent (ce sont les termes des commissaires du prix) la lecture de plusieurs bons livres de physique, et qu’elles sont remplies de vues et de faits très bien exposés. Une de ces dissertations est de feue madame la marquise du Châtelet, et l’autre est du célèbre M. de Voltaire… » (). Ce témoignage est précieux. Aux environs de 1755 une autorité telle que Jean d’Alembert considère ces deux derniers essais comme de remarquables sources d’information toujours valables et à la portée des lecteurs de l’Encyclopédie. Il qualifie d’« ingénieuse » la dissertation latine de Leonhard Euler, que le célèbre abbé Nollet, professeur de physique expérimentale au Collège de Navarre, a estimée digne d’une paraphrase, qu’il a insérée dans son exposé didactique. Quant aux autres dissertations françaises couronnées, le silence de d’Alembert est éloquent. Le grand mathématicien, adepte et continuateur de la synthèse newtonienne, approuve la problématique des auteurs qu’il loue. En revanche, il estime indignes de mention, malgré le prix, les contributions du comte de Créqui et du jésuite Lozeran de Fiesc. Membre à son tour depuis 1741 de l’Académie des sciences, d’Alembert n’est pas seulement un témoin. A cause de sa stature d’homme de science il faut lui faire confiance s’il sépare de façon nette, dans la perspective du “progrès” qui est la sienne, les théories qui ont donné une contribution sûre à la recherche scientifique d’avec celles qui, au contraire, l’ont entravée ou sont tout simplement tombées en désuétude. Après deux siècles et demi, de notre point de vue présent, on ne saurait refuser aux essais de Voltaire et de Madame du Châtelet une place de choix tout au long de la voie royale de la recherche physico-chimique, qui sera parcourue par les chimistes français et anglais jusqu’à Priestley, Lavoisier et Dalton. Par contre, les lauréats Lozeran de Fiesc et de Créqui sont tombés à juste titre dans l’oubli, puisqu’il n’ont rien ajouté aux débats de l’époque. On hésiterait cependant à classer leur travaux sous l’étiquette de “l’erreur”, mot aujourd’hui banni du vocabulaire des historiens qui ont renoncé à l’orgueil positiviste de la possession de la vérité. Reste le fait que ces deux auteurs se sont tout simplement bornés à relancer des hypothèses vieillies, déjà périmées à leur époque. C’est leur attitude rétro – faut-il le répéter? – qui leur valut le prix du jury misonéiste de l’Académie, le mépris de Maupertuis et le silence de d’Alembert. Ces deux mémoires ne peuvent nous intéresser aujourd’hui que comme des documents curieux. En revanche, l’essai d’Euler se place à un autre niveau.
Louis-Antoine Lozeran de Fiesc, ou Fesch (1691-1755) né à Valence, a professé les humanités et la rhétorique dans les collèges de la Compagnie de Jésus, à Perpignan et à Tournon. Prédicateur, préfet de collège, membre associé des Académies provinciales de Lyon, Bordeaux et Béziers, il était collaborateur des « Mémoires de Trévoux ». Il obtint d’autres prix pour ses dissertations Sur la cause et la nature du tonnerre et des éclairs (Paris 1726), Sur la nature de l’air (Bordeaux 1733), Sur la mollesse, la dureté et la fluidité des corps (ibid., 1735). Il est cartésien à outrance, ou plutôt « tout à fait Malebranchiste » (). Le père Malebranche, dans le XVI° « Éclaircissement » de sa Recherche de la vérité, avait essayé d’expliquer tous les phénomènes du feu par la mécanique de la matière subtile tournoyant dans de “petits tourbillons” : « La matière subtile ou étherée n’est composée que d’une infinité de petits tourbillons – affirme Malebranche – qui tournent sur leur équilibre; lorsque l’équilibre se rompt, les phénomènes de la combustion, de la foudre, de l’éclatement de la poudre de canon se produisent»  (). De Fiesc développe à son tour cette hypothèse. Il commence par rejeter l’axiome de l’uniformité de la nature (que Newton appelle analogia naturae dans ses « Regulae philosophandi », d’où la maxime : natura est semper sibi consona), axiome qui implique l’attribution des mêmes causes aux mêmes effets : p. ex. « la respiration chez l’homme et la bête, la chute d’une pierre en Europe et en Amérique; la lumière dans le foyer domestique et dans le soleil » (2e règle). Évidemment de Fiesc songe à ce dernier exemple lorsqu’il objecte, contre Newton, « qu’on ne peut conclure… que tous ces feux sont d’une même nature ». Par son rejet du principe de l’uniformité de la nature, il recule vers la physique scolastique et aristotélicienne des qualités, sauf à la revêtir d’un certain air de modernité en utilisant les explications ingénieuses du père Malebranche sur la cinématique du feu. Cette attitude à l’éclectisme n’est pas rare chez les maîtres de la Compagnie de Jésus, dont le mot d’ordre, un peu partout, est de consentir à des compromis entre la bonne tradition et les tendances nouvelles, à la recherche d’une philosophie naturelle modérée qu’on puisse qualifier de novo-antiqua. C’est en ce sens que de Fiesc rejette le feu-élément de Boerhaave tout en ajoutant : « Si pourtant on veut appeler feu élémentaire avec Aristote, une matière extrêmement subtile et déliée répandue partout… je ne m’y opposerai pas : alors ce feu élémentaire ne sera que la matière éthérée ou la matière subtile de Descartes, dont le Père Malebranche me paraît avoir mieux expliqué le mouvement que tout autre, et dont, par cette raison, je suivrai le sentiment dans le reste de ce discours ». Le peu d’originalité de son essai est évident. Le feu à son avis est « un mixte composé de sels volatils ou essentiels, de soufre, d’air, de matière éthérée, communément mêlée d’autres substances hétérogènes, de parties aqueuses, terrestres, métalliques et dont les parties désunies sont dans un grand mouvement de tourbillon ». De Fiesc applique avec monotonie son refrain malebranchiste des petits tourbillons à plusieurs expériences élémentaires de chimie, à la luminescence du phosphore, à la fermentation – à laquelle il assimile la « propagation » – et pratiquement à toute la phénoménologie du feu. Le tournoiement imaginaire de ses petits tourbillons trahit l’effort de tout réduire à des transformations qualitatives de la matière subtile, et de saper par là la dangereuse doctrine matérialiste de la structure corpusculaire de la matière. Desfontaines, dans son compte rendu, a bien saisi la préoccupation de fond du bon père, qui s’efforce d’étendre l’immatérialisme de Malebranche à la physique du feu. Desfontaines se borne à donner une paraphrase rapide de cet essai e remarque : « C’est dommage que le principe d’où il part ne satisfasse l’esprit que médiocrement… » ().
Jean-Antoine de Créqui, comte de Canaples, est un écrivain obscur qui ne figure dans aucun dictionnaire biographique. Le père Castel affirme qu’il « est aussi cartésien ou à peu près dans sa manière générale de philosopher, ce qui nous fait espérer que la contagion du vide et de l’attraction ne gagnera pas tous les esprits. Pour expliquer le feu, M. de Créqui se jette dans la considération de la matière magnétique, qu’il ramène ensuite à son but. Il établit un double courant de cette matière et fait voir qu’elle pénètre  tous les corps, excepté le fer et l’aimant… » (). Créqui s’inspire directement des Principia philosophiae de Descartes pour expliquer à sa manière « la vertu de « l’aimant » et le magnétisme terrestre. Descartes affirmait que la matière cannelée du premier élément passe sans cesse à travers des passages obligés à l’intérieur de notre globe : « Il y a plusieurs pores ou petits conduits parallèles à son essieu, par où les parties cannelées passent librement d’un pôle vers l’autre; ces conduits sont tellement creusés et ajoustés à la figure de ces parties cannelés, que ceux qui reçoivent leurs parties qui viennent du Pôle Austral ne sauraient recevoir celles qui viennent du Pôle Boréal, et que, réciproquement, les conduits qui reçoivent les parties qui viennent du Pôle Septentrional, ne sont propres à recevoir celles qui viennent du Pôle Austral à cause qu’elles sont tournés à vis tout au rebours les unes des autres » (). La notion de la polarité des forces magnétiques se retrouve chez tous les auteurs qui, d’après le De magnete de William Gilbert, s’occupent des propriétés de l’aimant (). Malgré qu’il s’agisse d’un lieu commun, c’est au passage de Descartes cité ci-dessus qu’il faut référer les formules de Créqui à propos des « deux courants de la matière subtile magnétique », lesquels, dit-il, « peuvent subsister dans des directions diamétralement opposées ». D’ailleurs il puise à la même source l’axiome de la constance de la quantité du mouvement et ses corollaires (mouvement inertial et communication du mouvement). Or, les fluides – ainsi raisonne de Créqui – n’obéissent pas à ces règles. Il ne sont susceptibles d’aucun mouvement rectiligne, mais seulement du mouvement « axiligne » (idiotisme pour « axial » ou « centrifuge »). Autrement dit, ils tournent en rond comme les tourbillons cartésiens. Les corpuscules dont les fluides sont formés s’éloignent les uns des autres à cause de ce mouvement, et « leur division est d’autant plus parfaite, que le mouvement axiligne est plus précipité ». Après avoir imaginé une mécanique des fluides très proche de celle des tourbillons cartésiens, Créqui se demande à quelle « cause » peut-on l’attribuer. Il ne se contente pas des lois du choc, mais fait appel à un Deus  ex machina : « Un être qui doit exister en tous lieux ». Dans son jargon presque théologique. il introduit un agent universel qui crée le mouvement : voilà le « double cours » du magnétisme terrestre. A son tour, l’aimant est la « cause efficiente de toutes ces merveilles, car cette pierre est comme un crible qui épure la matière du double cours… » L’aimant est donc la source du feu et la cause de ses différents effets : cohésion et dissolution des corps, fermentation, combustion et autres opérations chimiques. Créqui présume parler en cartésien; mais on serait tenté de conclure qu’il attribue à l’aimant, de façon presque inconsciente, le rôle que la mystérieuse pierre philosophale jouait chez les anciens alchimistes, dont il évoque les vertus occultes. Et l’abbé Desfontaines de commenter, non sans humour : « L’aimant est la boussole de sa physique… C’est en général obscurum per obscurius » ().

c) Leonhard Euler : le feu et l’éther élastique.

« Le célèbre professeur de Petersbourg » – comme l’appelle le père Castel () – était âgé de trente ans lorsqu’il présenta à l’Académie sa Dissertatio de igne et obtint le prix. Il aurait mérité sans doute d’être le seul lauréat et de ne pas partager cet honneur avec ses deux collègues. Si sa réponse à la question du feu se rattache par plusieurs aspects à la problématique courante, elle s’en distingue par l’originalité de son approche. Le grand mathématicien suisse, élève des Bernoulli, fit souvent des incursions heureuses sur le terrain de la physique expérimentale, avec ses Réflexions sur l’espace et le temps, Recherches physiques sur la nature des moindres parties de la matière, Sur les monades, etc. (). Dans son chef d’œuvre de popularisation scientifique, les Lettres à une princesse d’Allemagne (1760), il donna un exposé brillant et systématique des questions les plus débattues de la physique post-newtonienne. Son attitude indépendante vis à vis soit de l’orthodoxie newtonienne, soit de l’école de Leibniz, est déjà nettement empreinte dans ce travail de sa jeunesse. Puisqu’il y traite de la matière subtile et de l’éther, les membres du jury l’ont probablement jugé assez proche du système cartésien qu’ils chérissaient au fond de leur cœur. En réalité sa définition de la nature du feu a l’avantage d’être originale : « Une explosion de matière subtile ignée comprimée, ou bien la dilatation subite de cette matière suivant la rupture des particules qui enferment cette matière dans un état de compression intense » (explosio materiae subtilis igneae compressae, seu subitanea dilatatio istius materiae sequens ruptionem particularum, quibus haec materia in statu vehementer compresso coërcebatur). Cette définition présuppose des règles de méthode, des expériences mentales, des raisonnements mécaniques et physiques qu’Euler développe dans une trentaine de paragraphes très succincts. Euler accepte la communis opinio des adeptes de la physique corpusculaire qui attribue l’origine du feu au mouvement très rapide des petites particules de la matière. Cependant il s’inscrit en faux contre ceux qui considèrent tout d’abord la capacité de chauffer et d’éclairer comme la propriété distinctive du feu. Puisque cette propriété peut s’expliquer par plusieurs hypothèses différentes, Euler objecte à la majorité des auteurs que ce pluralisme n’est pas en ligne avec le premier critère de la bonne méthode expérimentale, qui consiste à se méfier des hypothèses de travail superflues, à n’accepter qu’une seule hypothèse, mais apte à l’explication des phénomènes (III). Par ce critère – qu’on pourrait appeler une variante du fameux rasoir d’Occam (ne pas multiplier les causes inutiles) – Euler parvient à établir sa proposition principale : puisque la dynamique affirme que l’effet doit être proportionnel à la cause, et que la quantité du mouvement est constante, aucune loi ordinaire de cette science ne saurait expliquer la propagation du feu. Phénomène d’exception, il se propage sans perdre ni diminuer sa force, mais au contraire il augmente cette force, ce qui paraît incompatible avec les lois de la nature : « Il semble très paradoxal que d’une étincelle minuscule puisse naître un très grand feu qui détruise des masses si grandes » (5). Il faut donc chercher ailleurs que dans les lois du choc et du mouvement la cause de cet « éclatement » soudain que présente l’éclosion de la flamme. Au lieu du feu-élément qu’ont imaginé Boerhaave et ses émules, et qu’ Euler qualifie de « qualité occulte », ce dernier introduit de la materia ignea, « fluide élastique fortement comprimé », et distincte de l’éther. Il estime que la force élastique (  vis elastica) de la matière ignée, renfermée dans les pores des particules qui composent les différents corps combustibles, soit suffisante pour expliquer un certain nombre de phénomènes de la combustion, ainsi que les réactions chimiques qui en dépendent. Pour rendre plus évident son propos il se sert d’une similitude efficace : l’explosion de la poudre à canon. A son avis, elle est l’effet de la dilatation immédiate des petites particules de la matière ignée, due à la rupture des « barrières par lesquelles l’air comprimé est enfermé « ( claustra quibus aer compressus continetur, IX). Ce n’est donc pas le feu en soi qui produit l’explosion; elle doit être attribuée à la structure de la matière, qui cache dans ses pores de l’air extrêmement comprimé. Pour concevoir cet effet, il faut séparer par la pensée (cogitatione) l’action du feu des propriétés de la poudre. C’est une véritable expérience mentale, qu’Euler précise en évoquant un entassement de petites bulles de verre remplies d’air fortement comprimée. Si une seule de ces bulles éclate toutes les autres, violemment frappées par les petits fragments de la première, éclateront à leur tour faisant échapper ingenti strepitu l’air qu’elles renferment. Le père Castel, dans son compte rendu, loue cet exemple et l’éclaircit par un curieux rapprochement : « C’est extrêmement bien pensé, et mérite beaucoup d’attention de la part des physiciens. On pourrait croire que les fameuses larmes de Prusse ne sont qu’un amas de pareilles bulles de verre pleines d’air comprimé, qui les brise toutes à l’aide de leurs fragments mutuels » (). Même par delà de son pouvoir explicatif, la similitude que inspire à Euler l’éclatement de la pulvis pyrica frappe l’imagination des cartésiens. Sans doute, ils croient y reconnaître les procédés hypothétiques propres de leur maître. Il est vrai qu’Euler, comme les autres candidats au prix, continue à considérer le feu comme un agent qui  sépare, brise, met en liberté des particules matérielles comprimées. En plus, il distingue le feu de la chaleur, mouvement modéré et tranquille des particules qui diminue à mesure qu’elle se communique à d’autres corps. La chaleur suit donc les lois communes de la mécanique, du moins jusqu’à un certain degré de température. Au-dessus de ce degré, elle produit à son tour du feu, de la flamme, de la lumière. Il s’agit – suivant Euler – de phénomènes différents, qui rentrent dans deux classes. Les uns (vis calefaciendi, comburendi, multiplicandi) impliquent la seule action de la matière igné; les autres (flamma et lumen) dépendent de la présence de l’éther. C’est à partir de cette distinction qu’Euler analyse plusieurs types de combustion et classifie les réaction chimiques. Il n’est pas aisé de dire si Euler, en ce qui concerne cet élément mystérieux, l’éther, s’inspire des « Questions » de l’ Optique de Newton, ou bien des écrits de Descartes.
Probablement il oscille entre les deux écoles rivales. Cette ambiguïté joua sans doute en sa faveur auprès du jury de l’Académie; d’autant plus que, dans son effort de calculer la vitesse à laquelle les vibrations de l’éther peuvent se transmettre à travers leur milieu élastique, il critique une formule de Newton et propose une formule de son cru.

La conclusion de la dissertation n’est suffisante non plus pour lui attribuer cette sorte de retour à Descartes que le père Castel présume lui attribuer. En réalité Euler, depuis ses débuts, a décidé de s’approprier la règle de la bonne méthode expérimentale : Nullius in verba jurare magistri. Son chef d’œuvre, les Lettres de 1760, prouvent qu’il n’était ni newtonien, ni cartésien, ni leibnizien, mais un penseur indépendant. Sa dissertation sur le feu a peut-être le défaut de rester sur le plan de la spéculation rationnelle, de l’expérience mentale. Elle n’anticipe pas sur les théories de la chimie expérimentale, mais plutôt sur les futures hypothèses de la physique de l’atome. Dans la perspective de son temps, il faut reconnaître à Euler le mérite d’avoir imaginé une solution qui ne ressemble à aucune de celles qu’ont formulée ses contemporains pour expliquer la nature et la propagation du feu.

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