A l’époque où l’Académie des sciences pose la question qui fera l’objet des trois dissertations de Madame du Châtelet, de Voltaire et d’Euler, une doctrine domine en Europe le développement de la chimie du feu, celle du phlogiston, exposée avec brio et systématicité par le grand chimiste Georg Ernst Stahl (1660-1734) dans plusieurs très importants ouvrages dont ses Zymotechnia fundamentalis de 1697 et ses Observationes Physico-Chimico-Medicae Curiosae de 1709, qui eurent un très grand retentissement en Allemagne, en Angleterre et en France.
Le feu jaillit de la matière. Quoi de plus naturel que de considérer qu’il y a, alors, dans tous les processus de combustion des corps un élément chimique qui est libéré ?
Ce texte écrit par H. Saget, professeur de philosophie à l’Université de Reims pour l’ASPM, fait partie des documents introductifs publiés en 1994 par l’ASPM
Stahl pose, donc, que lorsqu’on calcine un métal, il perd son principe de combustibilité, qu’il appelle : phlogiston, du grec ?????, brûlé, enflammé. Et, puisqu’on observe qu’à l’inverse, lorsque l’on réduit du métal calciné (ou, comme on disait à l’époque, le calx, ou “chaux”… ; de l’oxyde métallique, dirions-nous aujourd’hui), le corps redevient combustible, cela correspondrait au fait que le phlogiston est réintroduit dans le métal.
L’idée d’associer à la combustion d’un corps le dégagement d’un principe n’est pas folle. La chaleur est bien quelque chose qui sort des corps, lors des processus de refroidissement. Pourquoi, alors, la combustion ne serait-elle pas aussi quelque chose qui peut sortir de la matière, lorsqu’elle est brûlée ou calcinée ? Le corps en question ne perd-il pas alors de son inflammabilité ? Et ne la récupère-t-il pas, lorsque l’on opère une réduction de la “chaux métallique” par du charbon de bois ?
Origine de cette doctrine
Paracelse déjà avait posé l’existence d’un principe général de combustibilité, qu’il appelait le soufre. Reprenant et systématisant la doctrine classique des quatre éléments (eau, terre, air et feu), il remplace ceux-ci par trois principes : mercure soufre et sel. Et c’est le principe soufre (à ne pas confondre avec le soufre matériel qui n’est pas le principe pur en lui-même mais seulement un mixte) qui va jouer le rôle du feu de la doctrine classique d’Empédocle et d’Aristote.
Ainsi, par exemple, la calcination des métaux, leur faisant perdre leur principe de feu, leur esprit de vie fait qu’ils sont littéralement frappés par la mort (mortuum).
Avec Paracelse et les iatrochimistes, nous n’avons pas vraiment quitté le paradigme des Anciens et la chimie des qualités. La matière est encore investie de principes qui lui donnent sa nature et n’est pas encore devenue la seule combinaison d’éléments inertes.
Johann Joachim Becher (1635-1682) dans sa Physica Subterranea (1667) reprendra les idées de Paracelse et posera l’existence d’un principe du feu, responsable de tous les processus de combustion (mais aussi des la couleur, des odeurs et des goûts…) qu’il nommera terra pinguis ou terre grasse. Mais il ne développera pas cette hypothèse ni ne cherchera à la vérifier précisément par l’expérience. [Brillant ingénieur, il sera cependant à l’origine du développement d’une technique et d’une industrie très liées au feu, celles du goudron et du gaz de houille. Il aura, notamment, le premier l’idée de prôner l’usage du gaz de houille pour éclairer les rues (qui sera mise à exécution un siècle plus tard seulement…)]
C’est à Stahl qu’on doit le mérite d’avoir créé, à partir des intuitions de Becher, une véritable théorie moderne de la “matière inflammable”, rendant compte, non seulement de l’ignition, mais aussi, en tant que véritable principe scientifique unificateur, de toutes les formes de combustion (calcination, cuisson, fermentation, respiration, etc…) et même des phénomènes de la lumière (qui est encore, pour Stahl comme cela l’était pour Platon dans le Timée, un feu dans son plus grand état de pureté).
Avantages de la doctrine phlogistique
Il ne s’agit en rien d’une théorie absurde et rétrograde mais a contrario d’un système chimique qui sera pendant un siècle, à maints égards, heuristiquement très fructueux et qui permettra d’obtenir, pour la première fois, une vue synthétique et unifiée d’un très grand nombre de phénomènes de la nature (calcination, respiration, fermentation, rouille…) en les expliquant comme étant, tous, des formes de manifestation d’un seul et unique principe actif.
La doctrine du phlogiston ou de la phlogistique (comme on l’appelle, souvent, en France, à l’époque) met de l’ordre dans les connaissances éparses issues de l’alchimie et de l’iatrochimie et représente un premier essai d’une théorie générale de l’action chimique. C’est une théorie simple et finalement, par certains côtés, peut-être pas si éloignée que cela des thèses de Lavoisier. Le grand chimiste allemand de la fin du XIXème siècle, Ostwald, a même écrit que la doctrine du phlogiston avait résolu l’essentiel du problème général de la combustion, avant les découvertes des années 1772-1776 de Lavoisier et que le grand savant français n’avait fait, au fond, que prendre systématiquement les positions inverses de Stahl sur la combinaison et la décomposition…
Il est vrai que si l’on considère le phlogiston non plus comme une matière qui s’échapperait des corps mais comme un principe énergétique, comme de l’énergie potentielle (et il est clair que Stahl avait aussi cette idée), les thèses des phlogisticiens et de Lavoisier ne sont peut-être plus contradictoires mais… complémentaires.
La doctrine phlogistique en France
Pendant tout le XVIIIème siècle, jusqu’à Lavoisier, les idées de Stahl domineront la scène de la chimie en France. Elles garderont même jusqu’à la fin du siècle une étonnante capacité de survie.
Le terrain avait été préparé tout au long du XVIIème siècle par les chimistes du Jardin du Roi, à Paris, qui auront transmis les idées de Paracelse sur les trois principes. Citons notamment Jean Béguin qui publie en 1610 des Éléments de chimie reprenant les idées des iatrochimistes sur le principe inflammable, Nicolas Le Fevre (1615-1669) et son Traicté de la chymie de 1660 et, surtout, Nicolas Lémery (1645-1715) dont le très important Cours de chymie de 1675 eut une influence considérable en France. Lémery, à la fois, reprend les thèses du principe soufre et adhère aux thèses mécanistes et corpusculaires de l’anglais Robert Boyle.
Au XVIIIème siècle, la doctrine stahlienne du phlogistique est propagée, dès le début du siècle, par Étienne François Geoffroy, dit l’Aîné (1672-1731), qui l’expose dans une communication à l’Académie des sciences de 1709, en citant explicitement le Specimen Beccherianum (1703) de Stahl. Le vocabulaire est encore imprégné de l’influence de Paracelse : les métaux meurent lorsqu’ils sont calcinés ; leur âme leur est ôtée par le feu qui s’en échappe.
Auteur, par ailleurs, de la première table des affinités* cf note p. 11 (1718), il inclut, parmi les 24 substances considérées, le phlogiston qu’il appelle, à l’occasion, principe huileux ou principe soufre.
Une deuxième étape importante sera la publication, en 1724, d’un très populaire Nouveau cours de chymie anonyme, écrit en français, et qui sera réédité dès 1737. L’ouvrage associe explicitement les noms de Newton et Stahl, comme les deux grands unificateurs des sciences physiques et chimiques de l’époque. Il s’agit sans doute d’un cours de Geoffroy recopié par un groupe d’élèves (certains attribuent cependant ce livre à Jean-Baptiste Senac, médecin du roi Louis XV).
Guillaume François Rouelle (1703-1770) qui sera démonstrateur de chimie au Jardin du Roi à Paris, à partir de 1742, y enseigne avec ferveur la théorie du phlogiston. Parmi ses élèves, on notera Gabriel François Venel (1723-1775), l’auteur de l’article “Chimie” (1753) dans l’Encyclopédie (article très favorable à Stahl et très opposé au corpuscularisme de Boyle), Lavoisier (en 1763-64) et Diderot, dont une partie des notes de cours sera publiée au XIXème siècle…
Une autre source de la théorie phlogistique en France est certainement, à l’époque de la rédaction de nos dissertations, les Elementae Chemicae, de Hermann (1668-1734),ouvrage important publié en 1732, et très largement diffusé en Europe, véritable somme des connaissances chimiques de son temps. Indépendamment de Stahl (mais dont il connaît les travaux), Boerhaave soutient l’existence d’un principe du feu, appelé aussi pabulum ignis (nourriture du feu), fluide impondérable pénétrant les plus infimes particules des corps et agent multiple de transformations chimiques de toutes sortes.
Les théories rivales de la thèse phlogistique
La thèse du phlogiston connaît une difficulté majeure sur laquelle tous ses partisans vont buter : le métal qui a été calciné, et qui a donc perdu son phlogiston, ne voit pas (comme on pourrait s’y attendre, puisque quelque chose est sorti du métal) son poids diminuer mais augmenter. Certains tenteront d’expliquer le phénomène par l’idée que le phlogiston, puisqu’il est un principe et non un corps matériel, est un impondérable. D’autres affirment même que le phlogiston a un poids négatif puisque c’est un principe de, légèreté. Comme le feu aristotélicien, il s’échappe vers le haut, son lieu naturel auquel il aspire. On invente encore d’autres explications, ingénieuses mais guère convaincantes : le principe igné, puisqu’il serait plus léger que l’air, allégerait le métal calciné en le quittant, comme pour le bouchon de liège qui allège l’hameçon de plomb plongé dans l’eau…
Toutes ces explications rappellent celle qu’avançait déjà Paracerlse : les Chaux métalliques s’alourdissent lorsqu’elles perdent leur principe soufre car ce principe est plus léger que l’air !
Stahl n’apporte pas d’explication originale à ce problème, crucial pour la théorie. Le phlogiston est, selon lui, un impondérable. Il hésite, cependant, à plusieurs reprises, entre l’idée que c’est un impondérable de facto ou un impondérable de jure. Et, dans certains textes, non seulement il accorde un certain poids au phlogiston mais même propose des expériences de mesures…
Ailleurs, il va jusqu’à contester le fait que les métaux sont plus pesants, après calcination. Ils auraient seulement une densité plus élevée !
Devant cette difficulté de l’alourdissement des “chaux”, connue depuis les alchimistes, d’autres théories ont émergé. Mais elles n’ont pas eu prise sur la communauté des savants, faute sans doute d’une élaboration et d’une systématisation suffisante.
Dès 1630, Jean Rey (1584-1645), dans son Essai sur la recherche de la cause pour laquelle l’étain et le plomb augmentent de poids quand on les calcine a rejeté l’explication de la combustion par un impondérable mystérieux et avancé la thèse (tout à fait révolutionnaire pour l’époque) que dans le processus en question l’agent de transformation est en fait de… l’air qui s’attache, lors de la combustion, au métal dans ses plus petites parties. Le corps gonfle comme le ferait du sable imbibé d’eau. Il pose même que l’air est constitué de deux sortes de substances, l’une légère et l’autre lourde qui est celle qui adhère au métal, lors de sa transformation en calx.
Les idées de Rey sont tellement éloignées de celles de son temps et tellement proches de celles que Lavoisier avancera à la fin du siècle suivant que beaucoup ont pu croire un moment, quand Gobet réédita, en 1777, l’oeuvre de Jean Rey, qu’il s’agissait d’une supercherie, montée pour faire croire injustement que Lavoisier était un plagiaire.
Boyle (1627-1691), après Van Helmont (1577-1644) et Gassendi (1592-1655), attaque dans son Sceptical Chymist (1661) la théorie aristotélicienne des quatre éléments et son avatar paracelsien, la théorie des trois principes : mercure, soufre et sel. Selon lui, le feu n’est pas un élément ou un principe car il ne peut pas être extrait des corps comme, par exemple, les métaux. Il reprend aussi les idées atomistes de Gassendi et affirme l’existence d’une matière universelle unique. Les affinités entre les substances s’expliquent non par la présence d’une qualitas occulta mais par les formes, les tailles et les mouvements des particules ultimes de cette réalité, lesquelles se définissent par leur indécomposabilité. Mais Boyle, le “sceptical chymist” ne donne pas d’indications précises sur ce que pourraient bien être ces éléments simples et en particulier sur ceux qui rendent compte de tous les phénomènes du feu.
Cependant, dans son étude ultérieure de la combustion, ses New Experiments concerning the Relation between Flame and Air de 1673, Boyle donnera le statut d’élément au feu, contrairement aux propos de 1661. Le feu est une matière subtile qui pénètre, sous forme de microparticules, les corps, les gonfle et les alourdit. Mais il y a en fin de compte une différence capitale avec la théorie du phlogiston : pour lui, lors de la calcination, le feu ne s’échappe pas du métal mais, au contraire, y entre, sous la forme de corpuscules élémentaires. Ainsi, le problème de l’alourdissement des métaux (quand on les calcine) est résolu de manière cohérente en faisant appel non plus à des principes impondérables mais à de la matière ayant un poids.
Boyle découvre aussi que l’air joue un rôle dans la combustion et il pose qu’il existe une substance vitale en lui qui la rend possible. Peu de choses lui manquent, donc, pour reconnaître que la combustion est un phénomène d’oxydation des corps.
[Le rôle de l’air dans les phénomènes liés au feu n’a pas échappé aux phlogisticiens. Pour eux, il remplit bien une fonction indispensable, soit parce qu’il contracte et tient ensemble le principe du feu et la substance en combustion, soit parce que c’est par l’action des molécules de l’air que le phlogiston peut s’échapper du corps en combustion.]
Son contemporain et disciple John Mayow (1641-1679) découvre, sans cependant l’identifier chimiquement, l’oxygène en chauffant, dans une cloche vide d’air, du nitre, c’est à dire du salpêtre ou nitrate de potassium (NO3K) et pose dans son Tractatus Quinque (1674) que cet “esprit vital”, cet “esprit nitro-aérien’ est ce qui est consommé par les corps en ignition. Ce gaz à la fois active la flamme de la bougie et facilite la respiration des souris. Mayow, lui aussi, touche du doigt la solution.
Ses idées se répandent en Europe. Elles sont connues très vite en France de savants comme Nicolas Lémery ou Edme Mariotte. Mais cela n’empêchera pas, cependant, la théorie du phlogiston d’emporter plus tard l’adhésion de presque tous.
La théorie mécaniste en chimie issue de Descartes, de Lémery et de Boyle et qui se propose de mathématiser la chimie comme Newton avait mathématisé la physique [Newton, dans son Opticks avait proposé d’étendre aux “petites particules des corps” la principe de l’attraction universelle (Troisième livre, Partie I, Query XXXI)] représente une autre force antiphlogistique au XVIIIème siècle. Ainsi, ‘Alembert, brillant défenseur de la méthode mathématique pour les sciences de la nature, dans le célèbre Discours préliminaire à l’Encyclopédie, rejettera les doctrines de Becher et Stahl dans l’article “Feu” de l’Encyclopédie.
Prolongation de l’influence de la théorie phlogistique
A la suite des travaux de Scheele en 1771-1772 et de Priestley qui permettent d’identifier l’oxygène en 1774, Lavoisier en 1776-1777 fournira la première explication nette : la calcination s’explique par l’absorption de “l’air vital” et pas par expulsion du phlogiston.
Mais la théorie du phlogiston aura la vie longue. Ni Priestley ni Scheele ne l’abandonneront complètement. Lavoisier lui-même conserve une doctrine du calorique, c’est à dire de la “matière de la chaleur” qui remplit les corps solides, liquides ou gazeux et qui agit comme une substance universelle : la dilatation des solides ou leur passage à l’état liquide ou gazeux s’expliquent par l’entrée de cette matière subtile dans les interstices des molécules des corps. L’explication de la chaleur par le mouvement des corpuscules proposée, pourtant, dès 1700 par un savant comme Fontenelle (cf. l’Histoire de l’Académie pour 1700)n’est pas adoptée, 80 années plus tard par Lavoisier.
Pierre Joseph Macquer (1718-1784) n’abandonnera complètement, en 1778, dans la deuxième édition de son Dictionnaire de chymie, ni la doctrine classique des quatre éléments ni la thèse phlogistique : la combustion s’explique par l’action de l’oxygène sur la “matière de la lumière” contenue dans les corps qu’il expulse pour le remplacer (cf. article “combustion”, Dictionnaire de chymie 1778) : bel exemple de tentative de réconciliation de deux paradigmes scientifiques en apparence tout à fait opposés.
Baumé (1728-1804), dans ses Opuscules chimiques de 1798 défend encore la théorie aristotélicienne des quatre éléments et attaque vigoureusement la doctrine antiphlogistique de Lavoisier.
Annexe
Réaumur et le feu
L’activité scientifique multiple de René-Antoine de Réaumur (1683-1757) l’a conduit à s’intéresser souvent et de près aux phénomènes de la chaleur et du feu. Il invente un thermomètre à mercure en 1730-1731. Il publie des travaux importants sur la fusion des solides et la solidification des liquides. Il participe, au premier plan, à l’essor de la métallurgie et de l’industrie de la porcelaine : il publie notamment en 1722 un remarquable ouvrage, l’Art de convertir le fer forgé en acier (Brunet, Paris) qui est sans soute le premier grand traité sur le travail du fer depuis le célèbre De re metallica de Georg Bauer, dit Agricola : il y énonce pour la première fois la thèse que l’acier obtenu en chauffant de la fonte de fer est une combinaison de fer et de carbone. On peut dire qu’il est à l’origine du développement de l’industrie de l’acier et du fer blanc en France.
Johann Boettger (1682-1719) découvre, en 1709, le procédé de fabrication de la porcelaine blanche et ouvre l’année suivante la première usine européenne à Meissen, en Saxe. Vienne a la sienne en 1720. L’industrie de la porcelaine se développe alors dans toutes les nations européennes.
En France, Réaumur est l’initiateur, encore une fois. Il tente par sa propre méthode, en chauffant aux plus hautes températures possibles du verre dévitrifié, d’obtenir, lui aussi, de la vraie porcelaine ; il échoue, mais l’impulsion pour une industrie nationale est lancée.
Tel était donc l’état du problème en 1738, au moment où l’Académie des sciences, présidée par Réaumur, met au concours une question sur “la nature du feu et sa propagation”, à une époque où la chimie de l’oxygène est encore ignorée. Et c’est à Cirey que seront rédigés deux des principaux mémoires consacrés à ce sujet, celui de Voltaire, et celui de la marquise du Châtelet.
Notre époque se targue volontiers d’avoir rectifié le contresens commis par le XVIIIème siècle, qui voyait en Voltaire le continuateur de Racine, alors que ce sont aujourd’hui ses contes, brillants, incisifs, surréalistes, qui font sa célébrité, ainsi que sa correspondance et son oeuvre polémiste.
On peut se demander si elle n’en commet pas un second, en laissant dans l’ombre l’intérêt qu’il a porté à la science, et en particulier le rôle de révélateur de Newton et de la culture anglo-saxonne joué par le philosophe ; ce fut en effet grâce à lui que l’Angleterre sortit de son isolement culturel, que l’Europe s’ouvrit à l’influence anglaise, et que s’accomplit le déplacement du centre de gravité européen du Midi au Nord, et des nations latines aux nations anglo-saxonnes, tellement caractéristique du XVIIIème siècle, qui fut le résultat direct de l’oeuvre réalisée à Cirey par Voltaire et la marquise du Châtelet.
De cela, les Anglais sont beaucoup plus vivement conscients que nous ne le sommes en France : on découvre parfois son pays par les yeux de l’étranger, et j’ai pu me convaincre, à l’occasion de visites de chaînes de télévision anglaises, et même allemandes à Cirey, pour le bicentenaire de sa mort, en 1978, que Voltaire est perçu dans le monde anglo-saxon avant tout comme le médiateur, le promoteur de Newton et de la culture anglaise sur le continent.
La “Voltaire foundation”, d’Oxford, vient précisément de publier le tome 15 des oeuvres complètes de Voltaire, consacré aux “Éléments de la philosophie de Newton”, réalisés à Cirey. Le retentissement fut tout de suite considérable. Le “Journal de Trévoux” analyse fort bien les conséquences de ce petit ouvrage, si critiqué : jusque là, l’oeuvre de Newton était enfouie dans quelques cabinets de rares savants en Europe, comme “un secret qu’on se disait à l’oreille. Encore fallait-il de bons entendeurs. Monsieur de Voltaire parut enfin et aussitôt Newton est entendu ou en voie de l’être. Tout Paris retentit de Newton, tout Paris bégaye de Newton, tout Paris étudie et apprend Newton…”
Et n’oublions pas que la raison de la retraite de l’écrivain dans la haute vallée de la Blaise fut la publication, le 15 mars 1734, des célèbres et brillantes “Lettres anglaises”, ou, pour leur donner leur titre officiel, “Lettres philosophiques” : trois de ces lettres constituent l’exposé, et l’analyse la plus juste et la plus fine, vulgarisée sans doute, mais au bon sens du terme, de la pensée de Newton.
Mais Cirey, c’est aussi la monumentale traduction des “Principes” par madame du Châtelet, avec une introduction et des notes de Voltaire et de Clairaut, élève de Maupertuis : Cirey dans l’histoire des idées, c’est le début de “l’anglomanie”.
Or l’étude de l’oeuvre newtonienne, celle surtout de “l’Optique”, était de nature à éveiller l’intérêt des “ermites” de Cirey pour la question de la nature du feu. Le chapitre II des “Éléments”, consacré à la “nature de la lumière”, aborde expressément ce sujet. Il y réfute l’opinion de Descartes, et de Malebranche, et leur conception mécaniste, qui tentait d’expliquer la lumière par des tourbillons, composés de matière subtile.
L’éditeur anglais du tome 15 souligne le parallélisme de l’”Essai sur la nature du feu”, et du chapitre II des ”Éléments où l’on trouve cette phrase, très révélatrice du prudent agnosticisme de Voltaire, hérité d’ailleurs de Newton : “Si on demande ce que c’est que le feu, je répondrai que c’est un élément que je ne connais que par ses effets, et je dirai comme partout ailleurs, que l’homme n’est point fait pour connaître la nature intime des choses, qu’il peut seulement calculer, mesurer, peser, expérimenter “(1).
Et voici ce qu’il dit dans l’”Essai” : Nous ne connaissons guère plus la nature intime du feu, que les premiers hommes n’ont dû connaître son existence” (Voltaire 17, p. 31), opinion que l’édition d’Oxford rapproche justement de celle de Maupertuis dans le “Discours sur les différentes figures des astres” : “Je ne crois pas qu’il nous soit permis de remonter aux premières causes”, ou encore “La manière dont les propriétés résident dans un sujet est toujours inconcevable pour nous”.
On ne peut qu’admirer cette attitude de prudente réserve, dont Voltaire fera preuve encore à propos de la gravitation, que traduit la célèbre formule de l’auteur des Principes : “Hypotheses non fingo”, et qui inspirera Kant, lecteur de Voltaire et de Newton, dans sa doctrine de “l’inconnaissable”.
Nous sommes ici très loin des excès d’un certain scientisme ultérieur, que reflète la célèbre “formule de Laplace” : “une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée… “Quelques lignes plus loin, Voltaire utilise l’exemple de la “barre de fer”, qui éclaire quand elle est chauffée, ainsi que celui des rayons de la lune , pour montrer l’identité de la lumière et du feu, références qu’il reprendra dans l’”Essai sur le feu”. L’”Essai sur le feu” ne fut donc pas une simple lubie.
L’auteur de “Candide” était prédisposé à rédiger ce mémoire, dans la ligne de ses études newtoniennes, et l’on comprend que l’entreprise ait pu le tenter.
Voltaire par ailleurs avait consulté en Hollande Boerhave, le célèbre médecin de Leyde, qui était aussi chimiste, et auteur d’études sur le feu. Le petit laboratoire de Cirey se trouve dans la salle de l’ancien château (aujourd’hui, le “fumoir”). A partir de 1737, l’appareillage va s’enrichir : outre la “Chimie” de Boerhave et celle de Lémery, ce sont un baromètre, deux thermomètres, deux terrines “qui résistent au feu le plus violent”, des creusets…
Enfin, le marquis du Châtelet était aussi “maître de forges”. Il en possédait au moins deux, à l’époque où vécut Voltaire, l’une en aval, et l’autre en amont de Cirey : n’oublions pas que la Haute-Marne fut, jusqu’à la fin du XIXème siècle, le département le plus grand producteur de fer en France.
Celle qu’on appelle encore “Le Fourneau” est située au-dessous de Cirey, sur la route qui conduit à Arnancourt. Elle comprenait alors un haut fourneau, une forge, un bocard, une fonderie.
L’usine à feu située au-dessus du village semble plus moderne que la précédente. Il s’y trouvait également un fourneau avec forge et fonderie.
Enfin il est fait mention dans un bail de 1693 de forges et fonderies situées “sur la fontaine de Dommartin-le-Franc” qui aurait à l’époque fait partie du patrimoine des du Châtelet.
Il semble que ce soit à la Forge d’amont que voltaire fait allusion dans ce passage de son mémoire : “J’ai été tout exprès à une Forge de Fer…”Voltaire, “ayant fait réformer toutes les balances, et en ayant fait porter d’autres”, fait peser deux mille livres de métal, ardent et ensuite refroidi : la fonte blanche acquiert du poids, mais non la fonte grise. Comment interpréter cela ?
La marquise du Châtelet est au courant de ces expériences qui la captivent : elle décide de présenter au concours son propre mémoire. Mais elle travaille à l’insu de Voltaire, ce qui lui interdit pratiquement l’expérimentation.
Curieusement, elle qui a inspiré à son ami l’esprit scientifique, elle fait preuve dans ce travail d’un esprit déductif plus métaphysique que scientifique, Voltaire se montrant au contraire plus précis et plus exigeant dans la conduite des expériences. Maupertuis apprécia le travail de Voltaire. Il le lui fit dire par madame du Châtelet.
Quant à Léonhard Euler, il était déjà en 1738 géomètre et mathématicien reconnu, professeur à l’Université de Saint Petersbourg ; il avait fait progresser le calcul infinitésimal. Les amateurs de mots croisés connaissent la “droite d’Euler”, au moins de nom (elle joint les points de rencontre des médiatrices, des médianes et des hauteurs d’un triangle) et le “cercle d’Euler), dont le centre se trouve sur cette droite. Son mémoire, qui fut primé, considère le feu comme un “fluide élastique”, mais il donne la formule de la vitesse du son, jusqu’alors inconnue.
Le marquis de Condorcet, dans son “Éloge d’Euler”, fait justement observer que la théorie de la propagation du feu devint pour lui l’occasion de savants calculs, appuyés malheureusement sur des hypothèses, plutôt que sur des expériences.
Ce n’est pas diminuer son mérite scientifique, dans d’autres domaines, que d’observer qu’il ne fit guère progresser la question.
Dans la “Psychanalyse du Feu”, Gaston Bachelard observe qu’à propose des étincelles tirées du silex par la percussion, la marquise en reste à “l’aveu du miracle” : “C’est sans doute un des plus grands miracles de la nature que le feu puisse être produite un moment par la percussion des corps les plus froids en apparence”. Mais dans “La formation de l’esprit scientifique”, il lui reconnaît le mérite d’une approximation de l’expérience réalisée par Joule un siècle plus tard, qui permettra de définir “l’équivalent mécanique de la calorie”. “Si le mouvement produisait le Feu, l’eau froide, secouée avec force, s’échaufferait, mais c’est ce qui n’arrive point d’une manière sensible ; et si elle s’échauffe, c’est fort difficilement” ; et il ajoute : “Le phénomène que la main ne distingue pas d’une manière sensible eût été signalé par un thermomètre ordinaire. La détermination de l’équivalent mécanique de la chaleur ne sera que l’étude de cet échauffement difficile”. La marquise est “passée à côté”, faute d’avoir déterminé la sensibilité de ses appareils, note Bachelard. Mais l’idée d’une équivalence des énergies était sous-jacente, avec son corollaire, le “principe de Carnot”, “la plus métaphysique des lois de la physique”, selon Bergson ; ceci avec cent ans d’avance !
Elle affirme par ailleurs que les différentes couleurs du spectre ne transportent pas la même quantité de chaleur, ce qui fut de puis lors amplement vérifié.
Les résultats du concours furent publiés le 16 avril 1738, le pris étant réparti entre Euler et deux auteurs de second rang. Seules ces oeuvres devaient être publiées. Voltaire fit intervenir Maupertuis : il obtint que son mémoire, et celui de la marquise, le fussent également.
Cette publication fit connaître la marquise à l’Europe savante, et lui valut d’être en 1747 élue membre de l’Institut de Bologne. Cette gloire était-elle usurpée, comme on l’a parfois soutenu ? Voltaire avait suffisamment prouvé, par les “Lettre philosophiques”, et par les “Éléments de la philosophie de Newton”, sa capacité de comprendre et de révéler au monde le “mystère en pleine lumière” introduit par la doctrine de Newton, pour qu’on ne le regarde pas comme un bel-esprit de salon fourvoyé dans la physique.
Quant à la marquise, les “Institutions de physique” publiées en 1742 confirmèrent sa réputation. Leibnitz exprima à leur propos son admiration. Madame Badinter a fait justement observer qu’il ne se serait pas donné ce ridicule si ce livre n’en eût pas été digne.
Hubert Saget
(1) Éléments de la philosophie de Newton. The Voltaire foundation Oxford 1992, p. 273