L’Association pour la sauvegarde, la promotion du patrimoine métallurgique haut-marnais a pensé que dans le cadre du tricentenaire de la naissance de Voltaire, il était judicieux d’éditer des travaux jusque là oubliés ou confidentiels, en les réunissant et surtout en tentant d’apporter les clés de leur compréhension. Nous sommes à une période où le phlogistique de Stahl est l’explication généralement admise : on cherche un feu matériel, un des quatre éléments chers aux alchimistes. Dans de telles conditions, le concours de 1738 ne pouvait donner aucune solution et on sait qu’il faudra attendre la génération suivante, avec Lavoisier, pour mettre au musée les idées d’Aristote sur les éléments et admettre que le feu est une réaction chimique et non un corps…
Ce travail comprend outre cette introduction :
Hubert Saget : Cirey-sur-Blaise dans l’histoire des sciences
Paolo Casini : De Igne, commentaires sur les cing mémoires
les 5 mémoires : Euler (primé), RP Lozeran de Fiesc, Comte de Créquy, Emilie du Châtelet , Voltaire
Edition ASPM 1994 (ouvrage disponible auprès de l’ASPM)
PREFACE
D’amour et de feu : Émilie, Voltaire, l’Encyclopédie…
Quelques repères
1736
“Oh le bon temps que ce siècle de fer ! “
écrit Voltaire dans “le Mondain”. Nous sommes en 1736. Depuis deux ans, grâce à l’hospitalité d’Émilie du Châtelet, le philosophe séjourne à Cirey-sur-Blaise, en Champagne* dans cette vallée qui deviendra haut-marnaise à la Révolution. Dans ce très célèbre poème, Voltaire fait l’éloge de la civilisation qui nous a sortis de la misère, de l’ignorance, de l’état de bestialité.
* et non en Lorraine comme le laisse supposer faussement le pastel de Latour. La frontière entre le royaume et l’Empire germanique, la Lorraine, n’était qu’à quelques lieues, mais Cirey est bien en France.
1738
Émilie du Châtelet et Voltaire apprennent que Réaumur et l’Académie des Sciences mettent au concours le thème : la nature et la propagation du feu. Chacun, séparément, se met au travail et rend son ouvrage. Aucun d’eux ne sera primé, (c’est Euler, le grand mathématicien suisse, qui a été récompensé avec le R. P. Lozeran de Fiesc et le Comte de Créqui). Les travaux reçoivent néanmoins (par protection) l’imprimatur de l’Académie des Sciences, le premier parce qu’il est proposé par “une jeune dame de haut rang”, l’autre parce qu’il est “signé par l’un de nos plus grands poètes”.
1747 : Diderot, né à Langres, s’attaque à l’Encyclopédie : en ce qui concerne le volume sur l’art du fer, que l’on peut voir dans une édition originale à Cirey-sur-Blaise, il travaille avec les maîtres de forges de Haute-Marne qui représentent le nec plus ultra de leur spécialité : Bouchu à Arc-en-Barrois et Grignon à Bayard. On prétend même que les planches représentent des fonderies de la région de Bayard, près de Saint-Dizier. On ne prête qu’aux riches !
Trois dates, trois liens : la passion entre les êtres, la passion de savoir, la passion de son temps, la lumière et les Lumières.
Ce concours est d’une part l’occasion de faire le point sur l’état de la réflexion en la matière, et; d’autre part, de mettre l’accent sur le rôle de Cirey-sur-Blaise dans la vie intellectuelle au milieu du Siècle des Lumières. Cirey, capitale philosophique, dans une région qui était la première région métallurgique de France : les feux de la passion entre Voltaire et sa chère Emilie, les feux de la recherche scientifique** : Newton, figure centrale mais également tous les chercheurs de l’Europe entière, les feux des innombrables forges de la région. Voltaire n’était pas maître de forges, mais les Du Châtelet avaient deux forges en amont et en aval du village où Voltaire mena ses expériences.
Cirey, c’est une histoire hors du commun entre des êtres hors du commun. Il n’y a rien d’étonnant que le feu ait été une des composantes de l’histoire de deux êtres qui vivaient de passion, de métaphysique, de science et d’art.
* *on verra plus loin la place d’Emilie du Châtelet dans la recherche scientifique ; outre la docte Uranie”Voltaire la surnommait Pompon Newton !
ASPM septembre 1994.
Nota :
pour l’édition de ces cinq mémoires, nous avons utilisé les documents de la Bibliothèque de l’Institut de France à Paris. L’édition de Mme du Châtelet à Cirey-sur-Blaise est légèrement différente. Nous avons choisi de respecter le premier état de son travail en éditant également à la suite les errata qu’elle a communiqué à l’Académie des Sciences.
La langue et la ponctuation -fluctuante- a été modernisée du moins pour les expressions courantes. Mais quand le sens dépendait de la graphie, nous avons respecté la volonté des auteurs. Ainsi le feu – avec minuscule- est le feu ordinaire, le Feu – avec majuscule- est l’élément noble, au sens alchimique.
LE PHLOGISTIQUE
Du grec « phlogiston », brûlé, enflammé, le phlogistique va tout expliquer pendant un petit siècle.Comment le bois s’enflamme, comment la chaleur se transmet. Une théorie parfaite mais qui raisonnait un peu comme l’opium des médecins de Molière qui fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive… Une théorie parfaite (Kant déclara que la théorie de Stahl était une révélation pour tous les savants) mais qui était fausse, ce que Lavoisier démontrera en son temps.
Georges-Ernest Stahl (1660-1734) est médecin.Il pense que tout est commandé par l’âme qui joue le plus grand rôle dans la guérison des malades et que l’étude de l’anatomie, de la physique et de la chimie était inutile.C’était le plus grand médecin de son temps, conseiller et médecin du roi de Prusse.{mospagebreak}
ÇA BRÛLE, PARCE QU’IL Y A DU FEU…
La théorie du phlogistique s’inscrit dans la lignée des quatre éléments de l’alchimie.Stahl part de l’intuition des sens : si un corps brûle, c’est qu’il laisse échapper du feu.C’est donc qu’il en contient avant. Généralisant cette intuition, à partir de 1700, Stahl imagine que tous les corps susceptibles de brûler contiennent le Feu sous forme d’une substance chimique, invisible, mais réelle.
Toute la nature est composée de deux éléments : la matière (le bois, le papier, le fer…) et le Feu.Quand il y a beaucoup de phlogistique, le corps brûle bien.Quand il en contient peu, la combustion est difficile et il faut ajouter un autre corps plus riche en Feu.On peut soupçonner la présence du feu dans l’aspect brillant du métal.Quand on calcine un métal, quand il rouille, c’est qu’il perd son phlogistique.
L’avantage de la théorie, c’est qu’elle explique la plupart des opérations pratiques d’alors et notamment la métallurgie qui se développe, avec ou sans phlogistique.
Son défaut est pourtant de poids.Un corps qui brûle, qui perd son phlogistique, devrait peser moins, s’alléger. Or il devient plus lourd.Stahl évacue la difficulté en affectant un poids négatif à son Feu! Tous les expérimentateurs, dont Voltaire à Cirey-sur-Blaise, remarquent cette particularité.C’est Lavoisier qui s’attaquera à cette difficulté et, l’étudiant de près, trouvera la solution, ruinant du même coup la théorie de Stahl qui n’aura donc vécu que 70 ans.
Entretemps, cette invention aura été partagée par tous les grands esprits qui pensaient que le Feu, sous un nom ou un autre, existait bien comme un corps chimique.Lors du concours de 1738, quatre ans après la mort de Stahl, le phlogistique hante les travaux d’Euler, Voltaire et Émilie du Châtelet.
LE CONCOURS DE 1738
Le Feu reste un phénomène mystérieux, malgré les explications de Stahl. C’est pourquoi Réaumur, grand “patron” de l’Académie des Sciences, auteur d’ouvrages métallurgiques, dont « l’Art d’adoucir le fer » met au concours annuel de 1738, la question “de la nature et de la propagation du feu”. Une fois de plus! Ces concours proposent des sujets très variés et sont ouverts à qui veut bien se pencher sur la question. De l’Europe entière, les savants travaillent pour la prestigieuse Académie royale.
Cirey, laboratoire scientifique
A Cirey-sur-Blaise, Voltaire et Émilie du Châtelet s’attaquent séparément au problème du feu et participent au concours. Comme tous ceux qui sont “dans le vent”, ils ont un cabinet de physique. Le célèbre Abbé Nollet leur envoya un des ses élèves, Cousin, et les instruments commandés à Paris.Que peut-on trouver en 1738 dans un laboratoire de grand amateur. Un bric-à-brac pittoresque et varié. L’Encyclopédie nous montre un laboratoire de physique. Un fourneau pour chauffer : en briques, de grande ou de petite taille selon les moyens, la place et les usages. Un alambic, des creusets, et des cornues de toutes formes, droites, courbes, biscornues « retortes ».Comme dans l’antre de l’alchimiste, on distille tout pour “regarder” ce qui se passe, ce qui reste tant dans les vapeurs subtiles recueillies sous cloche que dans la “tête morte”, ce résidu solide qui se dépose au fond des vases.
Des thermomètres : l’appareil est indispensable pour étudier le feu, même s’il n’a pas encore la précision et la fiabilité nécessaire à une véritable approche scientifique. Voltaire avait commandé quatre « verres ardents » de même foyer.Il les acheta finalement à Chaumont. C’était un appareil très à la mode et Lavoisier l’utilisa pour consumer son phosphore. La balance, autre accessoire indispensable, est également peu fiable. Et un baromètre, même s’il ne sert à rien pour l’étude du feu !
Les expériences sont parfois concrètes : Voltaire fait peser de la fonte au haut fourneau de Cirey pour vérifier ces problèmes de poids avant et après combustion. Il en tire comme Stahl la conclusion que si le métal calciné pèse plus, c’est qu’il a gagné en densité en perdant son Feu… Émilie du Châtelet pressent l’effet Joule (transformer l’énergie mécanique en chaleur, agiter de l’eau pour la réchauffer) mais ne peut le mesurer faute de thermomètre au centième de degré. À côté de ces expériences, on se demande pourquoi le ver luisant luit encore plongé dans l’eau, pourquoi si le feu est mouvement, si le vent du sud apporte de la chaleur, pourquoi le vent du nord est froid?
Voltaire et Émilie du Châtelet ont travaillé séparément et la marquise, pour ne pas éveiller la curiosité du philosophe, doit se cacher et cela rend difficile l’expérimentation. “Curieusement, écrit le professeur Saget, elle qui a inspiré à son ami l’esprit scientifique, elle fait preuve dans ce travail d’un esprit déductif plus métaphysique que scientifique, Voltaire se montrant au contraire plus précis et plus exigeant dans la conduite de ses expériences.”
DES INTUITIONS, MAIS…
“Dans “la psychanalyse du feu”, Gaston Bachelard observe qu’à propos des étincelles tirées du silex par percussion, la marquise en reste à “l’aveu du miracle” : “C’est sans doute l’un des plus grands miracles de la nature que le feu le plus ardent puisse être produit en un moment par la percussion des corps les plus froids en apparence.”
…
Elle affirme par ailleurs que les différentes couleurs du spectre ne transportent pas la même quantité de chaleur, ce qui fut depuis lors amplement vérifié…
La réflexion de tous, à Cirey comme ailleurs, tourne en rond faute de méthode. Voltaire et Émilie du Châtelet ne seront pas primés. C’est Euler, mathématicien suisse, qui remporte le prix. Son mémoire est concis, même s’il est faux (le feu est selon lui un fluide élastique), mais dans sa brièveté, on sent le mathématicien. Il en profite pour proposer le calcul sur la vitesse de la propagation du son qui était jusque alors inconnue. Mais il doit partager le prix avec deux autres obscurs “chercheurs” : le R.P. Lozeran de Fiesc, jésuite, et le Comte de Créqui qui se sont piqués au jeu et ont proposé leurs solutions.
Le fait de partager le prix traduit l’incapacité de l’Académie des Sciences à choisir parce qu’aucun des mémoires n’approche réellement de la solution. Les trois lauréats sont publiés dans les volumes remis à tous les membres de l’Académie. Mais Voltaire et Émilie sont « repêchés » grâce à une intervention auprès de Maupertuis et ajoutés à l’édition de 1738 parce que le premier est « l’un de nos plus grands poètes », l’autre « une jeune dame de haut rang ».
Cette publication (du mémoire d’Émilie du Châtelet) poursuit le professeur Saget, fit connaître la marquise à l’Europe savante et lui valut d’être en 1747 élue membre de l’Institut de Bologne. Cette gloire était-elle usurpée, comme on l’a parfois soutenu? Voltaire avait suffisamment prouvé, par les célèbres et brillantes “Lettres philosophiques” et par les “Éléments de la philosophie de Newton” sa capacité de comprendre et de révéler au monde le “mystère en pleine lumière” introduit par la doctrine de Newton, pour qu’on ne le regarde pas comme un bel-esprit de salon fourvoyé dans la physique.
Quant à la marquise, les “Institutions de physiques” publiées en 1742, confirmèrent sa réputation. Leibniz exprima à leur propos son admiration. Madame Élisabeth Badinter a fait justement observer qu’il ne se serait pas donné ce ridicule si ce livre n’en eût pas été digne. “(1).
Le premier problème de la chimie du milieu du siècle est d’abord un problème d’instrumentation : comment faire des mesures précises, répéter des expériences avec des appareils qui mesurent au degré, au gramme, mais pas en dessous. Et pas toujours deux fois de suite de la même façon!
Mais le second problème de cette science qui se constitue est un problème intellectuel : les chercheurs sont encore et souvent empêtrés dans ce que Gaston Bachelard a appelé une mentalité “pré scientifique” où l’évidence tient lieu de fait alors qu’elle est souvent trompeuse. Et l’ombre de l’alchimie plane encore sur les chercheurs. Euler qui remporte le prix ne sort pas de ses “bullulae” de feu qui sont un avatar du phlogistique. Les quatre éléments sont toujours là…
EULER LE LAURÉAT DE 1738
EULER, Léonard, est un géomètre et mathématicien suisse (1707-1783) d’une puissance de travail extraordinaire qui a laissé une œuvre mathématique considérable. La liste de ses ouvrages occupe une cinquantaine de pages!
En 1735, son excès de travail lui ayant fait perdre un œil à la suite d’une congestion cérébrale; il déclara : « j’aurai moins de distractions ».
Euler a écrit sur tout, mais privilégiant les sujets où le calcul mathématique est déterminant.L’Académie des sciences lui a souvent décerné le premier prix sur des sujets aussi divers que la lune, les marées, le feu, l’algèbre, la lumière, l’artillerie, la manœuvre des vaisseaux…
Si son travail sur le feu n’a pas laissé de trace impérissable faute d’analyse chimique, il en profité pour livrer la vitesse du son! Et peu de temps après, proposait à l’Académie des Sciences une méthode pour mesurer les distances en utilisant la propagation du son en des lieux où tout arpentage est impossible.
Les collégiens de la fin du XX° siècle s’acharnent toujours sur la fameuse droite d’Euler, une de ses découvertes…
La dissertation sur le feu d’Euler était écrite en latin.Dans le cadre d’un programme d’action éducative, les professeurs de latin et leurs élèves de Saint-Exupéry ont traduit ce texte qui, révisé par Mme Ducos, professeur à l’université de Dijon, est ici publié, bilingue, par l’ASPM dans le cadre de l’édition des Mémoires de 1738
BOERHAAVE HERMAN (1668-1738)
est médecin philosophe hollandais souvent cité dans les recherches physiques et chimiques de l’époque. Voltaire se réfère à Boerhaave dont les leçons avaient un impact extraordinaire. Il l’avait d’ailleurs rencontré lors de son séjour en Hollande.
Il est à noter que dans les “travaux” scientifiques, une des techniques souvent employées pour paraître homme de science, consistait à citer les autres chercheurs, que cela ait ou non un rapport avec le sujet.
S’GRAVESANDE :
l’anneau de S’Gravesande (1688-1742) est un petit appareil qui permet de démontrer la dilatation du métal chauffé. La boule passe de justesse à travers un anneau quand elle est froide; chauffée, elle ne passe plus, ce qui démontre visuellement sa dilatation. S’Gravesande, hollandais, né à Bois-le-Duc, était disciple de Galilée dont il a propagé les idées. Son apport à la physique et à l’optique est intéressant.
Bibliographie :
Fontes revue trimestrielle de l’ASPM N° 14, juillet 1994 – 36 pages 15 X 21 cm illustré. 30 F
apporte une perpective historique sur l’histoire de la notion de feu à propos du concours de 1738.
Bachelard : “la psychanalyse du feu” 1938 réédité en collection “Idées”
la formation de l’esprit scientifique Vrin Paris 1965
Hélène Metzger : “les doctrines chimiques en France du début du XVII° à la fin du XVIII° siècle” Albert Blanchard 1969
Sur Voltaire, la bibliographie est abondante : on citera les ouvrages de MM. Pomeau, Orieux, et en introduction abondamment illustrée, “Voltaire, la légende de Saint Arouet” de Jean Goldzink Découvertes Gallimard.
Sur Mme du Châtelet : Élisabet Badinter, Émilie, Émilie l’ambition féminine au XVIII° siècle 1983
Sur les découvertes de Lavoisier, on lira en toute simplicité le petit livre de vulgarisation fait par Mme Bernadette Bensaude-Vincent “Dans le laboratoire de Lavoisier” qui met à portée des enfants la recherche du savant. (Nathan 1994 Collection “Monde en poche”.)
Du même auteur, une somme de 468 pages a été publiée à l’occasion du bicentenaire de sa mort en 1794.
Lavoisier , mémoires d’une révolution. 1993 Flammarion