“Le design a la santé de l’industrie française : catastrophique”
Dans son livre “Design, l’imposture”, le designer Jacques Noël déplore l’absence de culture du design en France. Et tire sur tout le monde, des écoles aux industriels en passant par les journalistes.
Design, l’imposture. C’est le titre d’un livre qui cogne (éd. Publishroom, 253 pages, 17 euros). Son auteur, Jacques Noël, est un designer né en 1949. Il a débuté aux côtés de Roger Tallon (1929-2011), maître du design français. Les clients de Noël s’appelaient SEB, Air Liquide, RATP ou Look. Aujourd’hui, Jacques Noël, libéré de toute prudence professionnelle, et bien décidé à se fâcher avec tout le monde, se lance dans un long « coup de gueule ».
L’imposture, selon lui, c’est la façon dont les journalistes parleraient du design. C’est aussi la mauvaise qualité de l’enseignement dans notre pays. En le rattachant à la culture plutôt qu’à l’industrie, en le prenant pour un art, en le confondant avec la mode ou avec le stylisme, on ne rendrait pas service à ce métier. Or, pour Jacques Noël, le design est tout sauf artistique, et le designer n’a rien à voir avec un créateur inspiré. Loin d’être un art appliqué, sa discipline demande beaucoup de savoir scientifique et technique, de connaissance des matériaux et des procédés, nécessite quelques notions d’économie, exige un peu de psychologie.
Faire simple, sincère, utile, pratique, durable, solide
Jacques Noël le rappelle : le design est une profession qui consiste à concevoir des objets fonctionnels aptes à être produits en série. Des objets qui s’inscrivent dans l’histoire d’une entreprise, avec ses moyens de production spécifiques et ses marchés. Des objets qui se situent dans une gamme de produits cohérente et dans une stratégie globale. Dans ce cadre précisément délimité, le designer est le porte-parole de l’utilisateur. Il se bat pour faire simple, sincère, utile, pratique, durable, solide. Et même, si possible, pour apporter de la singularité et procurer un plaisir esthétique.
Cela paraît évident, mais, pour y parvenir, le designer devra souvent se heurter à la logique de l’industriel, qui n’a d’yeux que pour son compte d’exploitation. Jacques Noêl se montre sans pitié pour les patrons de notre pays, dont la plupart n’ont rien compris au design : « Un des plus grand défauts de nos entrepreneurs français, c’est leur arrogance, leur suffisance. Le paysage industriel français ressemble à la France du Moyen Age, avec ses châteaux, ses citadelles, ses chapelles essaimées de loin en loin. » Au mieux, l’industriel s’arrangera pour s’emparer des idées du designer sans les payer. Au pire, il fera faillite en accusant la terre entière. L’industriel français, pour Jacques Noël, n’a pas changé depuis l’odieux Victor Pivert, irascible chef d’entreprise incarné par Louis de Funès dans Rabbi Jacob en 1973.
Il faut aussi composer avec les ingénieurs, « cette espèce qui a du poil dans les oreilles, toujours raison et des théories vaseuses sur tout ». Avec les techniciens, qui répondent toujours que « ce n’est pas possible ». Avec les gens du marketing, « ne connaissant rien à la conception, ni à la production ». Avec les services achat, ceux qui choisissent les fournisseurs : « Ils jubilent quand ils ont trouvé moins cher. C’est leur rôle et c’est désastreux. (…) Le qualitatif, ils ne connaissent pas ! »
Cette ignorance générale de la valeur du design a largement contribué à la désindustrialisation de notre pays. « Et qu’on ne me dise pas que le design se porte bien en France. Quel design ? Celui que l’on voit dans les magazines, ces lampes de chevet vendues à dix exemplaires dans les galeries du boulevard Saint-Germain ? C’est ça, le design ? Celui auquel on voudrait nous faire croire ? Le design a la santé de l’industrie française : catastrophique. »
Le livre de Jacques Noël se lit comme un bon roman américain des années 1960-70, écrit à la première personne dans une langue volontiers parlée, voire grossière : « Vous avez vu les mecs du Medef ? Flexibles ? On dirait qu’ils ont un balai dans le cul ! » Noël n’a pas tort, bien sûr. Mais il se trompe parfois. A propos des designers automobiles, qui « se foutent de tout » et jouent les divas, il oublie qu’aujourd’hui, beaucoup se sont formés dans des agences de design, et ont contribué à sauver l’automobile française du désastre. Jacques Noël a aussi un peu de mal à comprendre que, depuis quelques décennies, les designers tentent d’inventer leur propre territoire en refusant d’être à la botte de l’industrie. Un certain Ettore Sottsass, designer industriel pour Olivetti, avait ouvert la voie dans les années 1960. Il en avait marre de dessiner des machines à écrire.
Enfin, Jacques Noël est un peu péremptoire lorsqu’il affirme : « Il n’y a qu’un design et il est de type industriel. » Car le design ne méprise plus l’artisanat ni les métiers d’art depuis une vingtaine d’années. D’autre part, la séparation entre art et industrie, qui a donné lieu à de longs débats depuis la fin du XIXe siècle, ne va pas de soi. En 1900, à l’époque des balcons en fonte moulée d’Hector Guimard, on parlait d’industrie d’art et cela ne choquait personne. On s’est ensuite demandé si l’artiste devait s’effacer au profit du designer anonyme. Il y avait du pour et du contre. Aujourd’hui, certains designers sont techniques mais ne savent pas dessiner, d’autres sont plus sensibles à la forme. Chacun réinvente son métier à sa manière.
Une photo réaliste du monde industriel contemporain
D’ailleurs, Jacques Noël réclame lui-même le droit à la sensibilité, et aimerait que le designer puisse signer les objets qu’il conçoit, fussent-ils vendus en grande série. Car, et son livre a le mérite de le rappeler, beaucoup de produits proposés aujourd’hui proviennent d’anonymes agences de design, puisque certaines entreprises, incapables de les créer elles-mêmes, se contentent d’y apposer leur logo.
Malgré ses défauts (Noël aurait pu se préoccuper un peu plus du design graphique de son ouvrage), ce livre est un témoignage brut, une photo réaliste de la réalité tragi-comique du monde industriel contemporain, du monde du travail tout court. Il complète celui d’un de ses confrères, Yves Domergue, paru voilà quelques mois. Les designers industriels français écrivent, se racontent, transmettent, râlent, montrent qu’ils existent. C’est confidentiel et imparfait, mais cela va dans le bon sens.
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