Revue de presse: à propos des statues(trop rares) de femmes dans l’espace public

« Il est temps que les femmes réclament leur juste représentation dans l’espace public »

Fin du Patriarcat (2/5) une série publiée dans le Monde en juillet

LE MONDE | • Mis à jour le | Par Lauren Elkin (Essayiste et romancière américaine)

L’écrivaine américaine Lauren Elkin estime qu’il est nécessaire d’ériger des monuments de femmes en milieu urbain pour exposer leurs réussites.

En se promenant dans les rues de notre belle capitale, il suffit de regarder autour de soi pour constater un vrai décalage entre les êtres vivants – des hommes et des femmes – et les sculptures en bronze ou marbre : uniquement, ou presque, des hommes. Où sont les statues de femmes à Paris ?

Monument à Uccle (photographie M. Casier)
Monument à Edith Cavell et Marie Depage à Uccle (Belgique) Ph. M. Casier – cliquez sur l’image

Il y en a quelques-unes, parfois très connues, comme celles de Jeanne d’Arc, à la lourde signification politique. Et d’autres : un buste à poitrine plantureuse de Dalida à Montmartre et une Edith Piaf suppliante dans le 20e, sur les places qui portent leur nom. Marie Curie (avec son mari bien sûr) dans le 5e, près de la Fondation Curie. George Sand au jardin du Luxembourg, dans une jolie robe de femme, et non le costume d’homme, tenue qu’elle préférait. Maria Deraismes, seule femme ouvertement militante féministe dans le groupe, au square des Epinettes dans le 17e. Sarah Bernhardt est bien nichée place du Général-Catroux, également dans le 17e. Il y a une mini-stèle dédiée à la harpiste Lily Laskine au square Sainte-Odile, dans le même arrondissement, tandis que l’aviatrice Maryse Bastié a sa stèle au square Carlo-Sarrabezolles dans le 15e, près du tramway T3. Tout cela semble un peu périphérique.

une statue qui a été victime de Vichy ) cliquez sur l’image

A Londres, des mesures ont été prises pour remédier à ce problème. Le 24 avril, un bronze de la suffragette Millicent Fawcett a été inauguré devant le Parlement. Ce projet a été financé par le gouvernement, après le lancement d’une pétition en ligne par la militante féministe Caroline Criado-Perez qui a recueilli 84 000 signatures. Des femmes de pouvoir sont venues en nombre à la cérémonie – la première ministre, Theresa May, l’évêque de Gloucester, Rachel Treweek, la première femme commissaire du London Fire Brigade, Dany Cotton – afin d’y être vues dans leurs uniformes et de prendre des selfies.

« Partout, le courage appelle au courage »

La créatrice de la statue, l’artiste Gillian Wearing, est connue pour une série de photographies sur lesquelles des Londoniens expriment leurs pensées inavouables sur des pancartes : « Je suis désespéré », lit-on entre les mains d’un banquier de la City ; « Je déteste ce monde ! », a écrit une jeune fille portant une veste en jean. Gillian Wearing s’est inspirée de cette œuvre pour compléter la statue de Millicent Fawcett : « Partout, le courage appelle au courage » est écrit sur une bannière entre ses deux mains de bronze.

C’est la première statue d’une femme à Parliament Square ; les autres sont des hommes d’Etat, comme Winston Churchill, Benjamin Disraeli ou Nelson Mandela. Mais l’absence de statues de femmes à Londres ne se résume pas à ce lieu de pouvoir. Dans cette ville, la plupart des monuments dédiés aux femmes représentent des personnages de l’histoire qui ont été reines, saintes ou nymphes. Quatre-vingts, pour être précis, sur un total de 828 statues dans la ville.

Comme l’a remarqué la députée anglaise Sarah Champion lors de l’inauguration de la statue de Millicent Fawcett : « Le manque de femmes dans l’art public ne peut être compris que comme l’incarnation du fait que nous n’arrivons pas à respecter et reconnaître les réussites des femmes dans notre société. »

L’absence de statues de femmes est frappante

Une femme dirige notre ville, Paris, pour la première fois. Il est donc temps que les femmes réclament leur juste représentation dans l’espace public, et que cela prenne une forme concrète. L’absence de statues de femmes est frappante, alors qu’on déborde de modèles à admirer. Dalida et Edith Piaf, soit. Et Olympe de Gouges ? Louise Michel ? Marguerite Durand ? Simone Veil ?

Madame la maire est certainement au fait de ce problème. Dans une préface au livre de l’historienne Malka Marcovich, Parisiennes : ces femmes qui ont inspiré les rues de Paris (Balland, 2017), Anne Hidalgo assure ses lecteurs et lectrices qu’« il n’est pas un Conseil de Paris où je ne rappelle l’impérieuse nécessité de rendre hommage à celles qui ont marqué Paris, la France ou le monde ». Elle note que, « de 2001 à 2011, soixante-treize rues et bâtiments publics ont pris le nom de femmes qui méritaient un hommage de notre ville et d’en influencer la vie. Durant ces six dernières années, près d’une centaine de noms féminins ont été attribués à des places, des jardins ou des rues de Paris. Mais il reste bien sûr beaucoup à faire puisque, sur environ 6 000 rues à Paris, 4 000 portent des noms masculins et seulement 300 des noms féminins… »

Les femmes firent véritablement leur apparition dans l’art public à la fin du XIXsiècle. La IIIe République introduisit alors une politique de démocratisation afin d’établir une « méritocratie » des monuments, ajoutant aux rois et aux saints des philosophes et des scientifiques. Depuis, 350 statues historiques « non royales » ont été inaugurées. Une petite quarantaine de monuments rendant hommage à des femmes furent mis en projet.

Un climat qui célèbre les exploits militaires

Mais, selon Christel Sniter dans son ouvrage Les Femmes célèbres sont-elles des grands hommes comme les autres ? (2012), seules vingt et une furent effectivement érigées, et celles-ci peuvent être facilement identifiées comme appartenant à différentes catégories : des guerrières (Jeanne d’Arc), des martyres (Edith Cavell), des femmes de lettres et artistes, et celles qui, comme Dalida, représentent « la starisation de la célébrité ». Implicitement, l’absence persistante de statues de femmes crée un climat qui célèbre la masculinité et les exploits militaires.

La signification portée par les monuments publics a récemment occupé l’attention mondiale lors de la mise à bas des monuments des héros des Etats confédérés américains. Des débats féroces autour d’une question majeure ont eu lieu : peut-on garder des monuments commémorant un régime raciste sous prétexte qu’ils représentent un moment important de l’histoire ? Dans ce climat tendu, le maire de La Nouvelle-Orléans a dû demander à ses services de démanteler de nuit plusieurs statues, les travailleurs durent porter des gilets pare-balles et des casques, après avoir reçu des menaces de mort.

Il est temps que nous menions ce débat en France, en espérant qu’il puisse se dérouler plus paisiblement qu’aux Etats-Unis. Il n’est pas forcément question de retirer des statues, mais de demander, justement, qui ou quoi mérite d’être ainsi célébré. L’art que nous mettons dans nos rues en dit long sur nos valeurs ; mais justement, quelles seront ces valeurs ?

Ne laissons pas d’autres occuper l’espace public en se revendiquant d’une figure ou d’une autre. Par exemple, le Front national se réunit chaque 1er Mai au pied d’une statue de femme, celle de Jeanne d’Arc de la place des Pyramides, pour défendre une vision rétrograde de la France : royaliste, catholique, blanche et anti-européenne. Rien à voir avec les valeurs progressistes que devrait incarner une ville moderne et mondiale comme Paris.

Les femmes dans l’histoire de France

Donner de la visibilité aux femmes et aux minorités à travers l’art public pourrait être bénéfique, pour les jeunes en particulier, en leur offrant des modèles à suivre. On devrait faire beaucoup plus de place à Paris aux femmes, en mettant en avant, par exemple, des femmes de couleur, qui ont joué un rôle important, et pourtant méconnu, dans l’histoire de France.

Pourquoi ne pas consacrer une statue à Eugénie Eboué (1891-1972), la première femme noire élue au Conseil de la République ? Il n’y a pour le moment qu’un cul-de-sac du 12arrondissement qui porte son nom. Ou bien Dulcie September, une militante anti-apartheïd sud-africaine, qui a été assassinée à Paris en 1988. Depuis, son nom a été donné à beaucoup de rues, boulevards, squares, écoles et bâtiments commerciaux à travers la France. En principe elle a une place nommée en sa mémoire à Paris, dans le 10e, au carrefour des rues La Fayette, Château-Landon, et Philippe-de-Girard, mais cette place est introuvable sur Google Maps ; elle doit être minuscule.

Car il est difficile de trouver de nouveaux endroits à baptiser dans la capitale, et il est rare que la ville aille jusqu’à débaptiser des lieux, au risque de gêner les riverains qui auraient alors à modifier leurs documents administratifs. Seulement deux rues ont été débaptisées depuis 2001, selon Mme Hidalgo : « La rue Richepanse est devenue la rue du Chevalier-de-Saint-George, et la rue Alexis-Carrel a été changée en rue Jean-Pierre-Bloch. Celui qui avait rétabli l’esclavage en Guadeloupe, à la demande de Napoléon, et un zélé promoteur de l’eugénisme ne pouvaient avoir leur place dans la capitale. »

Perte d’importance accordée à l’œuvre d’art publique

Joseph Bologne, chevalier de Saint-George, était un abolitionniste, compositeur, et escrimeur émérite né d’un père propriétaire de plantation à la Guadeloupe et de son esclave guadeloupéenne. Lors de leurs discussions, les membres du conseil de Paris, que préside Mme Hidalgo, ont-ils considéré comme nom Solitude (1772-1802), une résistante à l’esclavage née en Guadeloupe, qui a payé de sa vie son combat ?

Le manque de statues de femmes est peut-être aussi lié à une perte d’importance accordée à l’œuvre d’art publique. Nous sommes très loin de l’époque de Baudelaire, qui écrivait en 1859 : « Vous traversez une grande ville vieillie dans la civilisation, et vos yeux sont tirés en haut, car sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles, plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre. Tel est le rôle divin de la sculpture. »

C’est plutôt l’auteur autrichien Robert Musil qui a su capter notre approche contemporaine à l’art de la ville ; il croyait les monuments voués à l’oubli : « Nul doute pourtant qu’on ne les élève pour qu’ils soient vus, mieux pour qu’ils forcent l’attention ; mais ils sont en même temps, pour ainsi dire, imperméabilisés, et l’attention coule sur eux comme l’eau sur un vêtement imprégné, sans s’y attarder un instant. »

Qui peut dire avec assurance quelles statues se trouvent sur son trajet ? Qui s’arrête dans la rue pour les regarder ? Pourtant nous devrions tous nous arrêter de temps en temps et considérer le monde que nous avons créé. Oui, nous, les passants de la rue, qui contribuons à ce monde chaque fois qu’on s’arrête, ou qu’on ne s’arrête pas. Regardons les statues, considérons la vision du monde qu’elles protègent, pour en bâtir un nouveau, plus ouvert, plus égalitaire. Partout, le courage appelle au courage.

Lauren Elkin, née en 1978, est une essayiste et romancière américaine installée à Paris depuis 2004. Elle est notamment l’auteure de « Flâneuse : Women Walk the City in Paris, New York, Tokyo, Venice, and London » (Chatto & Windus, 2016, non traduit), qui parle des femmes et de leur présence dans l’espace public. Elle est également l’auteure de « Une année à Venise » (Héloïse d’Ormesson, 2012). Elle collabore à The Paris Review, The New York Times Book Review, The Guardian, The Times Literary Supplement.

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