La typologie des monuments aux morts

Le travail d’Antoine Prost, méthodique, permet de classer les monuments aux morts en grande famille, en analysant leurs formes, leurs décors, leurs discours, leurs emplacements… On peut ainsi mieux comprendre ces milliers de stèles et déceler, en arrière-plan, les états d’esprit des Français des années vingt.L’affirmation que les monuments sont cocardiers et nationalistes, ce qui serait prouvé par la présence de poilu glorieux, est démentie par les statistiques : la réalité est plus complexe : les poilus sont minoritaires (pour des raisons de coût), et la seule statuaire ne suffit pas à décrypter les monuments dont les signes sont complexes.

La localisation est importante : dans la cour de l’école, devant la mairie, dans le cimetière, au carrefour… ce choix n’est pas innocent.
Le poilu n’est pas majoritaire. Sur une enquête assez vaste, A. Prost compte 91 poilus, 224 stèles nues, 19 stèles avec une urne ou une torche funéraire, 30 stèles avec Croix de guerre. Est-ce pour le coût ? Un poilu sur les catalogues vaut entre 5 000 et 7 000 francs 1920. Ce n’est pas une petite somme, mais on trouve des villages modestes qui ont leur poilu et d’autres plus grands, plus riches qui n’ont qu’une stèle : ainsi, dans la vallée de la Marne, Rachecourt a son Poilu signé Breton (du Val d’Osne ou de Durenne, car ce sont les mêmes) et Chevillon, chef-lieu de canton, n’a qu’une stèle. Brienne-le-Château a une colonne avec coq un peu à l’écart du centre de la ville, tandis que la place d’honneur devant la mairie est réservée à Napoléon, enfant de l’école militaire.


Le Poilu peut être seul ou entouré : veuves et orphelins, vieux parents, femmes éplorées dont on ne sait si ce sont des épouses, des mères, des patries ou des républiques.

Les inscriptions sur le monument sont par ordre alphabétique ou plus rarement par ordre chronologique. 4 % seulement des monuments utilisent un classement par grade : l’égalité devant la mort est clairement affirmée.
Le monument peut être laconique : « à nos morts » ou héroïque : « gloire à nos héros… » sans parler d’inscriptions plus originales ou contestataires (cf. infra).
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Forme civique :
c’est une stèle nue dans un espace dominé par la mairie avec comme inscription : « la commune de… à ses enfants morts pour la France » (60 % des inscriptions). C’est la reprise d’une des énonciations officielles des avis de décès des militaires tués à la guerre.
L’adopter, c’est parler le langage officiel de la cité et non la tradition locale et les sentiments. Une des associations du mouvement combattant demande d’ailleurs que toute autre formule soit proscrite.
Le monument civique est dépouillé, il n’arbore pas d’allégorie si ce n’est la croix de guerre.

Le monument, commente A. Prost, ne préjuge pas des opinions des citoyens : chacun se soumet au devoir civique et reste libre de donner cours à sa tristesse, ou son orgueil patriotique. Il est républicain et laïque, il évite les emblèmes religieux qui sont d’ailleurs interdits hors du cimetière, au titre de la séparation de l’Église et de l’État. Cela explique que certaines statues de fonte soient prévues avec ou sans croix pour s’adapter à la demande.

la forme patriotique :

le monument est bien en vue sur le carrefour. L’iconographie ou les inscriptions sont du genre :
« morts pour la Patrie »,
« Gloire aux enfants de… »,
« Gloire à nos héros »,
« Aux enfants de… tombés glorieusement ou héroïquement ou sur le champ d’honneur… »

On inscrit dans le marbre ces vers de Victor Hugo
Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau,
Toute gloire près d’eux, passe et tombe éphémère
Et comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
Aux martyrs ! Aux vaillants ! Aux forts !

(Hymne : les chants du crépuscule)

Antoine Prost note que ces vers repris par la tradition républicaine chantés par les enfants des écoles sur une musique de Hérold, ont été en fait composés à l’occasion du premier anniversaire de la révolution de 1830, en l’honneur des morts tombés sur les barricades par amour de la Liberté.

Passage au nationalisme :
les motifs ornementaux sont :

  • le coq gaulois (6 % des stèles dans l’échantillon d’A. Prost)
  • le poilu brandissant une couronne de lauriers
  • le poilu faisant flotter un drapeau à l’imitation de Delacroix.
  • Certains foulent un casque à pointe ou un aigle impérial.
  • la Victoire ailée couronnant un poilu

Mais cela peut être aussi le cumul des allégories…
Il y a également possibilité de confusion : la victoire est ailée, mais la femme est aussi la France, la République… La couronne peut être les lauriers de la victoire comme le signe du deuil ou la palme du martyre.

Toutes les statues de poilu ne sont pas patriotiques :

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Cousancelles

la sentinelle qui monte la garde, arme au pied, comme à Cousancelles, fait partie de la gamme des statues descriptives, réalistes, pour monuments civiques.

Le patriotisme commence en fait avec une certaine idéalisation : le poilu de Pourquet intitulé “Résistance” est un exemple intéressant : « tout est ressemblant, note Antoine Prost, musettes, cartouchières, col ouvert, capote retroussée, rien ne manque sauf les gourdes. Mais l’attitude sent la pose : menton trop volontaire, regard trop fier, façon de barrer la route à un adversaire imaginaire qui n’a rien d’un acte de guerre, c’est l’illustration du célèbre : “ils ne passeront pas”. »

Les poilus triomphants et les poilus “navrés” au sens du Moyen Âge, blessés, frappés à morts, qui défaillent et étreignent le drapeau pour l’embrasser ou s’en faire un linceul, les monuments patriotiques proclament la légitimité du sacrifice demandé par la France, parfois présente, se penchant sur le mourant.

Monuments funéraires patriotiques – conservateurs
ils sont assez nombreux : près de l’église ou dans le cimetière, ils portent des croix. Le message est : « l’homme est grand et ne se réalise pleinement que dans le sacrifice, l’obéissance totale inconditionnelle à des réalités qui le dépasse… La Patrie, comme Dieu, est transcendante et justifie le sacrifice. » On est aux antipodes de l’esprit républicain qui proclame un message d’émancipation individuelle et collective. On les trouve dans les régions de chrétienté.
Les motifs sont le poilu navré, le drapeau sur une tombe, le drapeau sur les bras d’une croix de pierre tombale, bustes de poilus embrassant le drapeau.
Le monument tend vers le calvaire et, forme extrême, Jeanne d’Arc unit en elle les deux fidélités : “catholique et Français toujours”

Monuments purement funéraires autour du thème du deuil
Ce sont des monuments avec des soldats mourants ou morts, gisants, des pleureuses, de personnes réelles : frère d’armes, poilu désarmé, femme plongée dans la douleur évoquant la mater dolorosa des Piétà catholiques, en costume régional parfois : Bretagne, pays basque, ce qui accroît l’aspect réaliste, donc impliquant. On quitte le domaine des idéaux pour retrouver la douleur des veuves, parents et enfants.
À Auxy, les parents s’inclinent sur la tombe ; le seul casque du fils indique qu’il s’agit d’un mort de la guerre. On est loin du poilu triomphant intitulé « la victoire en chantant ».

Capture d'écran 2015-07-28 07.28.13Si la référence à la patrie est absente, on glisse vers le pacifisme qui se matérialise par ces inscriptions : « Guerre à la guerre », « maudite soit la guerre » dit un enfant brandissant le poing à Gentioux dans la Creuse : le monument ne porte que “commune de Gentioux, guerre de 1914-1918” à côté d’une liste de morts trop longue pour un si petit village. Ceci explique cela.

Le monument funéraire n’a pas toujours de statue et l’inscription peut être extrêmement laconique : « à nos morts » étant la plus courte.

L’inscription peut être en revanche très longue comme le montre l’exemple du monument aux morts de St Martin d’Estreaux (Loire). Lors de son érection, la municipalité communiste a fait inscrire un discours très surprenant. De nos jours, les élus hésitent toujours à venir déposer des gerbes à ses pieds lors des commémorations du 11 novembre 1918 ou du 8 mai 1945.

SI VIS PACEM PARA BELLUM ! ou
Si tu veux la paix prépare la guerre !
est une devise dangereuse.

SI VIS PACEM PARA PACEM ! ou
Si tu veux la paix prépare la paix !
doit être la formule de l’avenir.

C’est-à-dire
Qu’il faut améliorer l’esprit des Nations
en améliorant celui des individus
par une éducation assainie et largement répandue
Il faut que le Peuple sache lire
et surtout comprendre la valeur de ce qu’il lit.

Bilan de la guerre

Plus de douze millions de morts !
Autant d’individus qui ne sont pas nés !
Plus encore de mutilés, blessés, veuves et orphelins
Pour d’innombrables milliards de destructions diverses
Des fortunes scandaleuses édifiées sur les misères humaines
Des innocents au poteau d’exécution
Des coupables aux honneurs
La vie atroce pour les déshérités
La formidable note à payer

La guerre aura-t-elle enfin
assez provoqué de souffrances et de misères… ?
Assez tué d’hommes… ?
pour qu’à leur tour les hommes aient l’intelligence
et la volonté de tuer la guerre… ?

Si tout l’effort produit…
Et si tout l’argent dépensé… pour la guerre
L’avaient été pour la paix… ?
Pour le progrès social, industriel et économique ?
Le sort de l’Humanité serait bien différent…
La misère
serait en grande partie bannie de l’univers et
les charges financières qui pèseront sur les générations
futures, au lieu d’être odieuses et accablantes
seraient au contraire
des chances bienfaisantes de félicités universelles.

Maudite soit la guerre et ses auteurs !
À Levallois-Perret, sur un monument voulu par une municipalité de gauche, un ouvrier brise une épée en allégorie du prolétariat brisant la guerre.
Comment représenter ce massacre, ces 1, 4 millions de morts !
C’est le rôle des monuments aux morts et l’esthétique est une traduction par les vivants de leur dette. Le monument aux morts, lieu de mémoire par excellence, est une interpellation adressée par les morts aux vivants qui pose ces questions toujours actuelles :
•    Pourquoi sommes-nous morts ?
•    Qu’avez vous fait de notre mort ?
•    Sommes-nous morts pour rien ?

Dominique Perchet,
d’après les travaux d’Antoine Prost et Annette Becker


Article extrait du numéro de Fontes 31-32  paru en 1998

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