La Grande Guerre et les monuments aux morts

L’ampleur des pertes a pris de court les autorités dans les villages comme dans les villes. La mairie, aux premiers jours, affichait sur une feuille de papier les noms des morts. Rapidement, la liste n’a plus tenu sur une simple page…

Ce papier se retrouve encore dans quelques mairies qui ont choisi la formule du nécrologe, tableau orné de figures patriotiques, où le nom des défunts est écrit dans cette calligraphie que l’on maniait si bien à l’époque. Mais, la plupart du temps, les habitants ont voulu ériger un monument qui soit à la hauteur de l’épreuve.

À la différence des monuments de 1870, c’est une demande qui vient d’en bas. Et chaque commune a réagi en fonction de sa personnalité. Dans les communes protestantes, c’est une simple plaque : on est dans une tradition d’austérité. Dans les communes viticoles, le monument est plus grandiloquent, le poilu brandit la palme de la victoire. Les costumes régionaux parfois, basque, breton, ne sont pas oubliés. Mais le plus souvent, on a opté pour simple stèle pour des raisons financières : c’est ce qui coûte le moins cher.

Pour le village, c’est une grosse dépense, malgré la souscription, l’appel à des donateurs, des mécènes. On s’explique donc que six fois sur dix, la simple stèle de pierre, avec les noms des morts gravés ait été retenue.


Une démarche officielle
L’édification associe les habitants, les communes et l’État. La loi du 25 octobre 1919 sur la “commémoration et la glorification des morts pour la France au cours de la grande guerre” octroie une subvention de l’État aux communes “en proportion de l’effort et des sacrifices qu’elles feront en vue de glorifier les héros morts pour la patrie”. Elle est antérieure à la Chambre Bleu horizon, ce qui la lave de tout soupçon nationaliste.

Capture d'écran 2015-07-28 07.13.37 Il n’y a pas d’obligation légale, mais une reconnaissance officielle assortie d’une incitation financière d’ailleurs modeste : la loi de finances de 1920 prévoit 4 à 15 % de la dépense totale en fonction du nombre des morts par rapport à la population. Une subvention complémentaire dépend de la richesse de la commune : de 11 % pour les plus pauvres à 1 % pour les plus riches. Il y a eu en plus des aides départementales. Il fallait donc souvent des dons, des apports en nature (terrain, matériaux) ou en travail pour boucler le budget.
Monique Luirard (cf. bibliographie) précise que pour 128 monuments, 28 sont en dessous de 5000 francs, 48 entre 5 000 et 10 000 F, 39 entre 10 000 et 25 000, 13 au dessus de ce chiffre. Il fallait compter 4 800 francs pour une statue de poilu en fonte bronzée et 2 000 F pour un simple buste de poilu à la fonderie du Val d’Osne (tarif de 1921).

L’existence d’une subvention impliquait une démarche de la mairie pour faire la demande à la préfecture. L’initiative ne pouvait donc pas être privée sauf quelques cas exceptionnels.

La population est associée au choix du monument. Quelquefois, les conseils municipaux réglaient l’affaire seuls, le maire étant mandaté pour consulter les entreprises ou demander des catalogues, soit un comité était créé, souvent pour entériner les initiatives privées déjà lancées, soit trouver des fonds complémentaires.

Quelques conflits éclatèrent avec le curé de la paroisse qui exigeait un emblème religieux que le conseil refusait, en ayant généralement le dernier mot, car la loi prévoyait la laïcité du monument hors du cimetière. Mais, cela n’empêchait pas les uns et les autres de se placer dans la course au souvenir : ainsi la commune du Val d’Osne a trois monuments aux morts : le communal, le religieux dans l’église réservé aux catholiques et celui de la fonderie !

La plupart des communes ont un monument, plus ou moins visible. Quand on ne le voit pas sur la place publique, il peut être dans l’église à l’initiative du clergé si la population à majorité catholique l’accepte.
D’après Antoine Prost, moins d’une commune sur cent n’a pas de monument. Les communes sans tué à la guerre avaient un réel problème car rapidement, le monument est devenu le symbole du village, à travers sa contribution à la défense de la patrie.

Quant à Henri Vincenot, il nous raconte avec pittoresque comment le village qui aurait omis d’avoir un monument était montré du doigt et comment la pression sociale était forte :

C’est ainsi qu’au café un dimanche d’hiver, une grave discussion éclata.
Il s’agissait du monument aux morts de la Grande Guerre.
Des gens passaient dans la région, à ce moment-là, en disant à tout un chacun « Comment ? Vous n’avez pas de monument ? pourtant il y a un endroit tout trouvé, là, devant l’église, sur la place ! Il faut honorer vos morts ! Ils ont donné leur vie pour vous sauver, vous et vos enfants, du déshonneur et de l’esclavage ! Ils ont des droits sur vous. » (Sous-entendu : le droit d’avoir un monument.)
Bien sûr, ces nobles sentiments ne vous faisaient pas perdre de vue que tous ces beaux parleurs étaient précisément marchands de monuments et on ne faisait pas faute de leur répondre : « Ce n’est pas cela qui les fera revenir, les pauvres malheureux ! » ou bien : « L’argent que l’on mettra là-dedans, on ferait mieux de le donner aux veuves et aux orphelins ! » ou encore : « Faudrait plutôt ne plus jamais parler de ça, allez ! » et surtout : « Encore de l’argent foutu en l’air ! »
Mais un jour, c’était pour l’Épiphanie, le père Tremblot décida de m’emmener chez mes grands-parents paternels qui me réclamaient pour me donner mes étrennes ; ils demeuraient au village voisin, à six kilomètres. On partit tôt le matin, on coupa par les prés, puis par l’étang, sous le bois de Romont là où en 1917, pendant le grand hiver, j’avais vu le fameux loup.
En arrivant au village, devant l’école, sous l’escalier de l’église, on vit une équipe de terrassiers qui s’affairait, et l’on nous apprit alors qu’ils préparaient le soubassement du « monument aux morts « ! Mon grand père gronda : « Sacré milliard de vains dieux, ils sont foutus de l’avoir avant nous, leur monument ! »
On m’a raconté que, rentré chez lui, il était allé nuitamment trouver le maire, l’adjoint, les conseillers à leur domicile en leur disant : « ça y est, ils vont l’avoir à Vandenesse leur monument ! »
Le lendemain, notre maire réunissait le conseil, et, vingt minutes plus tard, la décision était prise. Nous aussi nous aurions notre monument !
Le plus difficile fut de choisir, car il existait des monuments de toutes formes, de toutes tailles, depuis le fantassin de bronze, casqué et colorié qui meurt en levant des yeux bleus vers le buste radieux de la République, jusqu’au poulet gaulois dressé sur ses ergots au fin dessus d’un poteau, en passant par le soldat victorieux, sain et sauf, pressant sur son coeur un lourd drapeau de stuc. Et j’en passe, et des plus savoureux.
On en parla passionnément dans les fermes, mais le temps pressant, car il fallait prendre ceux de Vandenesse de vitesse, on eut le choix heureux en s’accordant, d’urgence, sur une stèle de granit toute simple et qui, en somme, ressemblait tout à fait à un menhir. L’urgence nous avait sauvés du mauvais goût et en suivant un penchant atavique et profond, sans doute, on était retourné tout spontanément au mégalithique le plus pur.
Le plus terrible, ce fut que le tailleur de pierre mit vingt jours rien que pour graver, année par année, le nom de nos tués. Lorsque, pour l’inauguration, on dévoila le menhir, on s’aperçut que ces noms recouvraient toute sa surface. À ce moment un silence terrible tomba sur l’assemblée consternée, qui mesurait peut-être pour la première fois, grâce aux hiéroglyphes mortuaires, l’effroyable hécatombe des paysans français.
J’entends encore le père Tremblot revenant de la cérémonie, gronder : « Sacristi ! Vingt-trois noms ! Oui, vingt-trois noms alignés sur la pierre ! Vingt-trois noms pour un village de cent-quatre-vingt-douze âmes, c’est comme si on nous avait alignés contre le mur des granges pour en égorger un sur huit ! – Mais non ! Mais non ! Geignaient les deux bisaïeules, y est pas possible ! Et rien que des hommes jeunes, doux Jésus ! »
C’était comme si la vue de cette longue liste, gravée sur cette grosse pierre levée, les avait tous réveillés d’une douce et patriotique léthargie. La plupart avaient serré les poings et grincé des dents et j’entendis plusieurs fois, dans la bouche des hommes, cette réflexion que je ne compris que bien plus tard, en 1940 : « Pas près de nous y reprendre ! »
L’histoire du monument nous a certes un moment dévoyés de notre récit, mais je pense que c’était nécessaire.

La Billebaude

Paradoxe, prolongeant cette assimilation monument égale communauté, un village neuf se doit d’avoir un monument aux morts. Par exemple, Saint Nicolas-la-Forêt, édifié en 1950 dans le bassin sidérurgique lorrain, a eu son monument aux morts.

On a déménagé des monuments aux morts de villages ou de villes d’Algérie car c’était l’identité du village, de la même façon qu’on a ramené d’Alger la statue de Jeanne d’Arc réédifiée à Vaucouleurs.
Pour les anciens combattants, le monument est un lieu de culte, un signal identitaire, une composante indispensable du village. C’est un endroit consensuel, où tous se retrouvent quelles que soient leurs opinions politiques. Le monument aux morts n’a donc rien de nationaliste, même si son annexion par la droite a été une tentation. Antoine Prost : « le monument aux morts est la rencontre de la droite nationaliste, bardée de drapeaux et de décorations, et de ceux qui veulent écarter la guerre en évoquant les victimes que l’on va pleurer et glorifier. »

Dans les villages, on va vite. On n’a pas attendu la fin de la guerre, alors qu’on ne savait pas si la victoire était possible… Dans les villes, la démarche est plus longue : il y a débat, l’accord entre tous est plus laborieux. On en inaugure encore dans les années trente ; les numéros de l’Illustration dans les années vingt sont remplis d’inauguration de monuments dans des villes en France ou outre-mer.


Article extrait du numéro de Fontes 31-32  paru en 1998

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