Voltaire : article Fontes

OEUVRES COMPLÈTES DE VOLTAIRE/ DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE

Article “Fontes”

Lors de son séjour à Cirey-sur-Blaise, Voltaire s’est intéressée à la fonte : le château des seigneurs du Châtelet avait, comme ses voisins, des hauts-fourneaux (voir dans les autres sections, les articles : “Cirey-sur-Blaise” et “Emilie du Châtelet”.

L’article n’est pas un monument de science, mais tout au plus une curiosité.



Il Il n’y a point d’ancienne fable, de vieille absurdité, que quelque imbécile ne renouvelle, et même avec une hauteur de maître pour peu que ces rêveries antiques aient été autorisées par quelque auteur ou classique ou théologien.

Lycophron (autant qu’il m’en souvient) rapporte qu’une horde de voleurs, qui avait été justement condamnée en Éthiopie par le roi Actisanès à perdre le nez et les oreilles, s’enfuit jusqu’aux cataractes du Nil, et de là pénétra jusqu’au Désert de sable, dans lequel elle bâtit enfin le temple de Jupiter-Ammon.

Lycophron, et après lui Théopompe, raconte que ces brigands, réduits à la plus extrême misère, n’ayant ni sandales, ni habits, ni meubles, ni pain, s’avisèrent d’élever une statue d’or à un dieu d’Égypte. Cette statue fut commandée le soir et faite pendant la nuit. Un membre de l’université, qui est fort attaché à Lycophron et aux voleurs éthiopiens, prétend que rien n’était plus ordinaire dans la vénérable antiquité que de jeter en fonte une statue d’or en une nuit, de la réduire ensuite en poudre impalpable en la jetant dans le feu, et de la faire avaler à tout un peuple.

« Mais où ces pauvres gens, qui n’avaient point de chausses avaient-ils trouvé tant d’or? — Comment, monsieur! dit le savant, oubliez-vous qu’ils avaient volé de quoi acheter toute l’Afrique, et que les pendants d’oreilles de leurs filles valaient seuls neuf millions cinq cent mille livres au cours de ce jour?

— D’accord; mais il faut un peu de préparation pour fondre une statue; M. Lemoine a employé plus de deux ans à faire celle de Louis XV.

— Oh! notre Jupiter-Ammon était haut de trois pieds tout au plus. Allez-vous-en chez un potier d’étain, ne vous fera-t-il pas six assiettes en un seul jour?

— Monsieur, une statue de Jupiter est plus difficile à faire que des assiettes d’étain, et je doute même beaucoup que vos voleurs eussent de quoi fondre aussi vite des assiettes, quelque habiles larrons qu’ils aient été. Il n’est pas vraisemblable qu’ils eussent avec eux l’attirail nécessaire à un potier; ils devaient commencer par avoir de la farine. Je respecte ton Lycophron; mais ce profond Grec et ses commentateurs encore plus creux que lui connaissent si peu les arts, ils sont si savants dans tout ce qui est inutile, si ignorants dans tout ce qui concerne les besoins de la vie, les choses d’usage, les professions, les métiers, les travaux journaliers, que nous prendrons cette occasion de leur apprendre comment on jette en fonte une figure de métal. Ils ne trouveront cette opération ni dans Lycophron, ni dans Manethon, ni dans Artapan, ni même dans la Somme de saint Thomas.

1° On fait un modèle en terre grasse.

2° On couvre ce modèle d’un moule en plâtre, en ajustant les fragments de plâtre les uns aux autres.

3° Il faut enlever par parties le moule de plâtre de dessus le modèle de terre.

4° On rajuste le moule de plâtre encore par parties, et on met ce moule à la place du modèle de terre.

5° Ce moule de plâtre étant devenu une espèce de modèle, on jette en dedans de la cire fondue, reçue aussi par parties: elle entre dans tous les creux de ce moule.

6° On a grand soin que cette cire soit partout de l’épaisseur qu’on veut donner au métal dont la statue sera faite.

7° On place ce moule ou modèle dans un creux qu’on appelle fosse, laquelle doit être à peu près du double plus profonde que la figure que l’on doit jeter en fonte.

8° Il faut poser ce moule dans ce creux sur une grille de fer, élevée de dix-huit pouces pour une figure de trois pieds, et établir cette grille sur un massif.

9° Assujettir fortement sur cette grille des barres de fer, droites ou penchées, selon que la figure l’exige, lesquelles barres de fer s’approchent de la cire d’environ six lignes.

10° Entourer chaque barre de fer d’un fil d’archal, de sorte que tout le vide soit rempli de fil de fer.

11° Remplir de plâtre et de briques pilées tout le vide qui est entre les barres et la cire de la figure; comme aussi le vide qui est entre cette grille et le massif de brique qui la soutient, et c’est ce qui s’appelle le noyau.

12° Quand tout cela est bien refroidi, l’artiste enlève le moule de plâtre qui couvre la cire, laquelle cire reste, est réparée à la main, et devient alors le modèle de la figure; et ce modèle est soutenu par l’armature de fer et par le noyau dont on a parlé.

13° Quand ces préparations sont achevées, on entoure ce modèle de cire de bâtons perpendiculaires de cire, dont les uns s’appellent des jets, et les autres des évents. Ces jets et ces évents descendent plus bas d’un pied que la figure, et s’élèvent aussi plus qu’elle, de manière que les évents sont plus hauts que les jets. Ces jets sont entrecoupés par d’autres petits rouleaux de cire qu’on appelle fournisseurs, placés en diagonale de bas en haut entre les jets et le modèle auquel ils sont attachés. Nous verrons au numéro 17 de quel usage sont ces bâtons de cire.

14° On passe sur le modèle, sur les évents, et sur les jets, quarante à cinquante couches d’une eau grasse qui est sortie de la composition d’une terre rouge et de fiente de cheval macérée pendant une année entière, et ces couches durcies forment une enveloppe d’un quart de pouce.

15° Le modèle, les évents et les jets ainsi disposés, on entoure le tout d’une enveloppe composée de cette terre, de sable rouge, de bourre, et de cette fiente de cheval qui a été bien macérée, le tout pétri dans cette eau grasse. Cet enduit forme une pâte molle, mais solide et résistante au feu.

16° On bâtit tout autour du modèle un mur de maçonnerie ou de brique, et entre le modèle et le mur on laisse en bas l’espace d’un cendrier d’une profondeur proportionnée à la figure.

17° Ce cendrier est garni de barres de fer en grillage. Sur ce grillage on pose de petites bûches de bois que l’on allume, ce qui forme un feu tout autour du moule, et qui fait fondre ces bâtons de cire tout couverts de couches d’eau grasse, et de la pâte dont nous avons parlé numéros 14 et 15; alors la cire étant fondue, il reste les tuyaux de cette pâte solide, dont les uns sont les jets, et les autres les évents et les fournisseurs. C’est par les jets et les fournisseurs que le métal fondu entrera, et c’est par les évents que l’air sortant empêchera la matière enflammée de tout détruire.

18° Après toutes ces dispositions, on fait fondre sur le bord de la fosse le métal dont on doit former la statue. Si c’est du bronze, on se sert du fourneau de briques doubles; si c’est de l’or, on se sert de plusieurs creusets. Lorsque la matière est liquéfiée par l’action du feu, on la laisse couler par un canal dans la fosse préparée. Si malheureusement elle rencontre des bulles d’air ou de l’humidité, tout est détruit avec fracas, et il faut recommencer plusieurs fois.

19° Ce fleuve de feu, qui est descendu au creux de la fosse, remonte par les jets et par les fournisseurs, entre dans le moule, et en remplit les creux. Ces jets, ces fournisseurs et les évents ne sont plus que des tuyaux formés par ces quarante ou cinquante couches de l’eau grasse, et de cette pâte dont on les a longtemps enduits avec beaucoup d’art et de patience, et c’est par ces branches que le métal liquéfié et ardent vient se loger dans la statue.

20° Quand le métal est bien refroidi, on retire le tout. Ce n’est qu’une masse assez informe dont il faut enlever toutes les aspérités, et qu’on répare avec divers instruments.

J’omets beaucoup d’autres préparations que messieurs les encyclopédistes, et surtout M. Diderot, ont expliquées bien mieux que je ne pourrais faire, dans leur ouvrage qui doit éterniser tous les arts avec leur gloire. Mais pour avoir une idée nette des procédés de cet art, il faut voir opérer. Il en est ainsi dans tous les arts, depuis le bonnetier jusqu’au diamantaire. Jamais personne n’apprit dans un livre ni à faire des bas au métier, ni à brillanter des diamants, ni à faire des tapisseries de haute lisse. Les arts et métiers ne s’apprennent que par l’exemple et le travail.

Ayant eu le dessein de faire élever une petite statue équestre du roi, en bronze, dans une ville qu’on bâtit à une extrémité du royaume, je demandai, il n’y a pas longtemps, au Phidias de la France, à M. Pigalle, combien il faudrait de temps pour faire seulement le cheval de trois pieds de haut; il me répondit par un écrit: « Je demande six mois au moins. » J’ai sa déclaration datée du 3 juin 1770.

M. Guenée, ancien professeur du collège du Plessis, qui en sait sans doute plus que M. Pigalle sur l’art de jeter des figures en fonte, a écrit contre ces vérités dans un livre intitulé, Lettres de quelques juifs portugais et allemands, avec des réflexions critiques, et un petit commentaire extrait d’un plus grand. A Paris, chez Laurent Prault, 1769, avec approbation et privilège du roi.

Ces lettres ont été écrites sous le nom de MM. les juifs Joseph Ben Jonathan, Aaron Mathataï, et David Winker.

Ce professeur, secrétaire des trois juifs, dit dans sa Lettre seconde: « Entrez seulement, monsieur, chez le premier fondeur; je vous réponds que si vous lui fournissez les matières dont il pourrait avoir besoin, que vous le pressiez et que vous le payiez bien, il vous fera un pareil ouvrage en moins d’une semaine. Nous n’avons pas cherché longtemps, et nous en avons trouvé deux qui ne demandaient que trois jours. Il y a déjà loin de trois jours à trois mois, et nous ne doutons pas que si vous cherchez bien, vous pourrez en trouver qui le feront encore plus promptement. »

M. le professeur secrétaire des juifs n’a consulté apparemment que des fondeurs d’assiettes d’étain, ou d’autres petits ouvrages qui se jettent en sable. S’il s’était adressé à M. Pigalle ou à M. Lemoine, il aurait un peu changé d’avis.

C’est avec la même connaissance des arts que ce monsieur prétend que de réduire l’or en poudre en le brûlant, pour le rendre potable, et le faire avaler à toute une nation, est la chose du monde la plus aisée et la plus ordinaire en chimie. Voici comme il s’exprime:

« Cette possibilité de rendre l’or potable a été répétée cent fois depuis Stahl et Sénac, dans les ouvrages et dans les leçons de vos plus célèbres chimistes, d’un Baron, d’un Macquer, etc.; tous sont d’accord sur ce point. Nous n’avons actuellement sous les yeux que la nouvelle édition de la Chimie de Lefèvre. Il l’enseigne comme tous les autres; et il ajoute que rien n’est plus certain, et qu’on ne peut plus avoir là-dessus le moindre doute.

« Qu’en pensez-vous, monsieur? le témoignage de ces habiles gens ne vaut-il pas bien celui de vos critiques? Et de quoi s’avisent aussi ces incirconcis? ils ne savent pas de chimie, et ils se mêlent d’en parler; ils auraient pu s’épargner ce ridicule.

« Mais vous, monsieur, quand vous transcriviez cette futile objection, ignoriez-vous que le dernier chimiste serait en état de la réfuter? La chimie n’est pas votre fort, on le voit bien: aussi la bile de Rouelle s’échauffe, ses yeux s’allument, et son dépit éclate, lorsqu’il lit par hasard ce que vous en dites en quelques endroits de vos ouvrages. Faites des vers, monsieur, et laissez là l’art des Pott et des Margraff.

« Voilà donc la principale objection de vos écrivains, celle qu’ils avançaient avec le plus de confiance, pleinement détruite. »

Je ne sais si M. le secrétaire de la synagogue se connaît en vers, mais assurément il ne se connaît pas en or. J’ignore si M. Rouelle se met en colère quand on n’est pas de son opinion, mais je ne me mettrai pas en colère contre M. le secrétaire; je lui dirai avec ma tolérance ordinaire, dont je ferai toujours profession, que je ne le prierai jamais de me servir de secrétaire, attendu qu’il fait parler ses maîtres, MM. Joseph, Mathataï, et David Winker, en francs ignorants(1).

Il s’agissait de savoir si on peut, sans miracle, fondre une figure d’or dans une seule nuit, et réduire cette figure en poudre le lendemain, en la jetant dans le feu. Or, monsieur le secrétaire, il faut que vous sachiez, vous et maître Aliboron, votre digne panégyriste(2), qu’il est impossible de pulvériser l’or on le jetant au feu; l’extrême violence du feu le liquéfie, mais ne le calcine point.

C’est de quoi il est question, monsieur le secrétaire; j’ai souvent réduit de for en pâte avec du mercure, je l’ai dissous avec de l’eau régale; mais je ne l’ai jamais calciné en le brûlant. Si on vous a dit que M. Rouelle calcine de l’or au feu, on s’est moqué de vous, ou bien on vous a dit une sottise que vous ne deviez pas répéter, non plus que toutes celles que vous transcrivez sur l’or potable.

L’or potable est une charlatanerie; c’est une friponnerie d’imposteur qui trompe le peuple: il y en a de plusieurs espèces. Ceux qui vendent leur or potable à des imbéciles ne font pas entrer deux grains d’or dans leur liqueur; ou s’ils en mettent un peu, ils l’ont dissous dans de l’eau régale, et ils vous jurent que c’est de l’or potable sans acide; ils dépouillent l’or autant qu’ils le peuvent de son eau régale, ils la chargent d’huile de romarin. Ces préparations sont très dangereuses; ce sont de véritables poisons, et ceux qui en vendent méritent d’être réprimés.

Voilà, monsieur, ce que c’est que votre or potable, dont vous parlez un peu au hasard, ainsi que de tout le reste.

Cet article est un peu vif(3), mais il est vrai et utile. Il faut confondre quelquefois l’ignorance orgueilleuse de ces gens qui croient pouvoir parler de tous les arts, parce qu’ils ont lu quelques lignes de saint Augustin(4).


Notes

Note_1Voyez l’article Juifs.

Note_2Fréron avait fait l’éloge des Lettres de quelques Juifs, comme contenant beaucoup de recherches, d’érudition et d’esprit. Voyez l’Année littéraire, 1769, III, 40.

Note_3Au lieu du dernier alinéa qu’on lit aujourd’hui, et qui parut en 1771 dans le tome IV des Questions, une édition porte:

« Vous vous connaissez en métal comme en écriture. On avait dit que dans l’antiquité on écrivait sur la pierre, sur la brique, sur le bois. Vous oubliez le bois, et vous faites de bien mauvaises difficultés sur la pierre. Vous oubliez surtout que le Deutéronome fut écrit sur du mortier, comme il est dit expressément dans le livre de Josué. Il y a là, monsieur le secrétaire de la synagogue, un peu de méprise, ou, si vous me le pardonnez, un peu de mauvaise foi. Vous oubliez dans quel siècle vous écrivez. Votre petite satire est fort bonne pour l’âne littéraire; mais elle ne vaut rien du tout pour les honnêtes gens un peu instruits.

« Vous avez copié des écrivains presbytériens anglais, qui ont voulu relever la gloire de Fairfax et de Cromwell. Ces presbytériens prétendent qu’après la bataille de Nusby, Cromwell trouva dans le village de ce nom plus de six cent soixante mille brebis, soixante et douze mille boeufs, sans compter les vaches et les veaux, soixante à soixante-deux mille mulets, et au delà de trente mille petites filles malheureuses que leurs mères avaient abandonnées. Vous êtes si attaché aux presbytériens d’Angleterre que vous poussez l’esprit de parti jusqu’à vous emporter contre tous les gens sensés qui trouvent un peu d’exagération dans ces récits, et qui soupçonnent quelque faute de copiste. Si je n’étais pas le plus tolérant des hommes, je vous dirais que vous êtes le plus hardi des hommes et le moins honnête.

« A l’égard de M. Rouelle, savant chimiste et apothicaire du roi, que vous dites être si en colère contre moi, j’ignore sur quoi peut être fondé son courroux. Il y eut en effet un M. Rouelle, chimiste et apothicaire de Sa Majesté, qui accompagna un garde du trésor royal, en 1753, à Colmar, où j’ai un petit bien. Il venait faire l’essai d’une terre qu’un chimiste des Deux-Ponts changeait en salpêtre. Le roi devait lui payer son secret dix-sept cent mille francs, et lui faire d’autres avantages. Le marché était conclu. Je dis à M. le garde du trésor, qu’il ne débourserait dans cette affaire d’autre argent que celui de son voyage; et à M. Rouelle, qu’il ne ferait point de salpêtre. Il me demanda pourquoi. « C’est, lui dis-je, que je ne crois pas aux transformateurs; qu’il n’y a point de transmutation; que Dieu a tout fait, et que les hommes ne peuvent qu’assembler et désunir. »

« Ma proposition était orthodoxe, et ma prédiction fut accomplie. Si M. Rouelle est fâché contre moi, si vous êtes fâché, j’en suis fâché pour vous et pour lui; mais je ne crois point qu’il soit si colère que vous le dites.

« Croyez moi, laissez là vos anciens commentaires, qui n’ont rien de commun avec l’art de jeter en fonte un petit cheval de trois pieds ou un autre animal de cette taille: et surtout, si vous êtes au service des juifs, n’insultez point les chrétiens. »

Note_4M. l’abbé Guenée a été trompé par ceux qu’il a consultés; il faut très peu de temps à la vérité, pour jeter en fonte une petite statue dont le moule est préparé; mais il en faut beaucoup pour former un moule. Or, on ne peut supposer que les Juifs aient eu la précaution d’apporter d’Égypte le moule où ils devaient couler le veau d’or.

Le célèbre chimiste Stahl, après avoir montré que le foie de soufre peut dissoudre l’or, ajoute qu’en supposant qu’il y eût des fontaines sulfureuses dans le désert, on pourrait expliquer par là l’opération attribuée à Moïse. C’est une plaisanterie un peu leste qu’on peut pardonner à un physicien, mais qu’un théologien aussi grave que M. l’abbé Guenée ne devait pas se permettre de répéter. (K.)


Sources : édition électronique de Voltaire

http://www.voltaire-integral.com/

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