Publié le dans Histoire de l’économie
Par Gérard-Michel Thermeau.
« En causant avec quelques promeneurs, nous entendîmes de nouveau le nom de Dietrich qui avait déjà été souvent prononcé dans de simples districts avec vénération et amour. En questionnant, j’appris que Dietrich avait le premier, avec succès, exploité les trésors des montagnes, le fer, la houille, le bois, et augmenté ainsi considérablement sa fortune. » ainsi écrivait Goethe, alors jeune voyageur en Alsace à la fin du XVIIIe siècle.
Le grand écrivain pouvait avoir l’impression de se promener dans une terre allemande mais l’Alsace, conquise par Louis XIV, était devenue française de cœur sinon de langue. Cette identité alsacienne si particulière allait éprouver de grands déchirements par suite de la guerre malheureuse de 1870. Annexé sans consultation des habitants, devenu terre d’empire relevant directement du monarque, les Alsaciens devaient mal supporter cette conquête brutale. Quelques-uns des plus entreprenants devaient quitter leur petite patrie pour s’installer dans d’autres régions de France, à l’image de Jules Siegfried, ou en Algérie.
D’autres allaient rester sur place tout en s’efforçant de conserver leur identité française. Tel devait être le cas d’Eugène de Dietrich (Niederbronn, 9 octobre 1844 – 28 janvier 1918). Il appartenait à une des plus anciennes dynasties industrielles de France dont les origines remontent à la fin du XVIIe siècle. Au fil du temps, à la petite forge de Jaegerthal (1685) s’étaient ajoutés les hauts fourneaux de Reichshoffen (1767), l’usine de Niederbronn (1769) le haut-fourneau de Zinswiller (1768) plus tard transformé en émaillerie, l’aciérie de Mouterhouse (1843), les ateliers de Lunéville (1879). De génération en génération, les Dietrich vont démontrer leur capacité de rebond, leur faculté à recréer des entreprises profitables.
Eugène de Dietrich, l’héritier d’une longue tradition industrielle
Jean (III) de Dietrich, le véritable créateur de la grande entreprise métallurgique, avait été fait baron en 1762. C’est lui qui fait construire le château de Reichshoffen qui va servir de siège à la direction jusqu’à nos jours. Pour se protéger de la contrefaçon, le cor de chasse devient l’emblème de la société (1778). Il est devenu un très important propriétaire foncier, les forêts alimentant les forges pour la fonte au bois.
Son fils, Frédéric de Dietrich, le fameux maire de Strasbourg devant qui fut chanté pour la première fois La Marseillaise, devait périr sur l’échafaud. A l’image du tragique destin du baron qui portait tous les espoirs de son vieux père, la révolution aurait pu être fatale à la firme au bord de la faillite. Les successeurs potentiels, fils et petit-fils de Jean III, avaient choisi de faire carrière dans l’armée et la diplomatie. La veuve de l’un des petit-fils, bonne gestionnaire, réussit néanmoins à sauver les meubles et à payer toutes les dettes. La société, devenue un temps société anonyme, pouvait retrouver sa structure de société familiale.
Ses enfants, Albert et Eugène de Dietrich, vont relever une entreprise durement affectée par les bouleversements politiques en réorientant les activités vers la construction mécanique : machines à vapeur, machines-outils, matériel ferroviaire roulant. Dietrich est la première firme continentale à adopter le procédé Bessemer, substituant la production de l’acier à celle du fer (1862). La réputation de Dietrich est désormais internationale : voitures et wagons étaient livrés au Portugal, en Espagne, Suisse, Bulgarie et même Siam (Thaïlande).
Albert était le type même du patron social créant des caisses de maladie, de retraites et de secours pour les invalides, les veuves et les orphelins, qui devaient inspirer le régime bismarckien de protection sociale. Les Dietrich n’avaient-ils pas pour devise fondatrice : « Non sibi, sed aliis » (non pour soi, mais pour les autres) ?
Notre Eugène de Dietrich, deuxième du nom, était un des fils d’Albert. Il prend la direction de l’entreprise en 1888, après la mort de son père, et se trouve confronté à la situation douloureuse créée par le rattachement à l’Empire allemand qui va l’amener à développer de nouvelles activités de production de l’autre côté de la frontière.
Entre l’Alsace et la Lorraine : wagons, automobiles et cuisinières
Après le désastre de 1870 et l’annexion de l’Alsace, les Dietrich s’efforcent de combiner le maintien de leurs activités dans le nouveau Reich à une fidélité indéfectible à la France. Eugène siège au Reichstag mais comme député protestataire1. Le drapeau français était installé dans son bureau et la langue française restait la langue des dirigeants de l’entreprise en dépit de la loi allemande. Le franc allait même rester la monnaie de compte jusqu’en 1898 où De Dietrich devint, par la force de la loi, une société de droit allemand. Chaque 14 juillet, les ouvriers alsaciens de l’entreprise étaient transportés en France pour célébrer la fête nationale. Ceux qui accomplissaient leur tour de France étaient assurés d’être réembauchés, ce qui n’était pas le cas de ceux qui choisissaient de faire un tour d’Allemagne. Eugène finança non seulement l’entretien des tombes des soldats français mais aussi la construction d’un mausolée en grès des Vosges à la mémoire des combattants de Froeschwiller face aux monuments érigés par les Allemands pour célébrer leur victoire2. Selon la formule de Barrès, Dietrich demeurait « un caillou de France sous la botte de l’envahisseur ».
Avant la guerre, la maison avait fourni les premiers wagons de la ligne Mulhouse-Strasbourg. Après l’annexion de l’Alsace, pour conserver le marché français, la firme décide de créer l’usine de Lunéville (1879), à proximité de la voie Paris-Strasbourg, pour fournir voitures de voyageurs et wagons de marchandises aux chemins de fer français. À l’origine il s’agissait d’un simple atelier de montage, la fabrication se continuant à Reichshoffen. Bientôt l’établissement prit de l’importance et dans les années 1890 sa production dépassait celle de l’usine mère, fournissant les « grandes et luxueuses voitures à boggies » de la compagnie des chemins de fer du Nord, trouvant une clientèle chez les sidérurgistes lorrains et occupant plus de 1000 ouvriers. En 1897, Lunéville était érigée en société de droit français mais avec le même capital (divisé entre les deux sociétés) et les mêmes dirigeants que l’entreprise allemande. La commandite simple permettait de maintenir le contrôle familial tout en confiant la direction à un seul membre de la famille, dans le droit fil d’une vieille tradition des Dietrich. Eugènen pour la direction de Lunéville, était efficacement secondé par les fils de son beau-frère Édouard de Turckheim.
La rencontre de hasard de son neveu, Edouard de Turckheim, avec les Bollée père et fils, inventeurs audacieux de nouveaux modèles automobiles, va porter ses fruits. Eugène, soucieux de diversifier sa production, propose aux inventeurs une démonstration de la qualité de leurs réalisations. En janvier 1897, Amédée Bollet fils accomplit le trajet de Paris à Nice où l’attend le baron, soucieux de vérifier les performances du moteur du véhicule avant d’acheter le brevet.
Comprenant tout l’intérêt du nouveau secteur de l’automobile, Dietrich achète à Amédée Bollet ses brevets pour la France, l’Allemagne, la Belgique et la Suisse mais partage leur exploitation entre les usines lorraine et alsacienne. Il ouvre un bureau à Paris et achète des terrains à Argenteuil. En 1900, l’entreprise emploie 4500 employés et ouvriers. 500 d’entre eux travaillent dans le secteur automobile pour fabriquer voitures et camions. La revue La Vie au grand Air, le 23 février 1902, à l’occasion de sa décoration comme chevalier de la légion d’honneur, présente Eugène comme « le type le plus parfait du gentleman sportsman » : « grand chasseur, infatigable écuyer, grand chauffeur, toujours par monts et par vaux, toujours en mouvement, toujours suivant l’idée nouvelle jusqu’à sa plus complète réalisation avec une volonté implacable. » En 1899, à l’âge de 55 ans, il avait participé en personne à plusieurs courses automobiles à Mayence, Nice et d’Innsbruck à Munich.
À l’exposition de Milan (1901), Eugène prend contact avec un jeune employé ambitieux, Ettore Bugatti, qui venait de mettre au point une voiture légère, et lui propose un contrat avantageux. Bugatti installé à Reichshoffen va réaliser plusieurs prototypes : une Dietrich-Bugatti triomphe à Berlin en 1903. Mais L’Italien cherchait trop la performance technique, se montrant indifférent au côté industriel et à la fabrication en série au gré d’Eugène. La firme alsacienne allait bientôt renoncer à l’automobile. En revanche l’usine de Lunéville s’imposait dans les véhicules de transport de marchandises ou de voyageurs, profitant du savoir acquis dans les chemins de fer. En 1904, les Turckheim, soucieux de persévérer dans la construction des voitures individuelles, se séparent des Dietrich, créant une société anonyme sous la raison Société lorraine des anciens établissements De Dietrich et Cie, plus connue sous l’abréviation De Dietrich-lorraine (1904). Mais Eugène allait refuser à Adrien de Turckheim le droit d’utiliser le nom Dietrich dans la raison sociale, d’où un long conflit, porté devant les tribunaux entre les deux branches cousines.
Le rattachement à l’Allemagne avait entrainé des modifications dans la politique de la firme alsacienne, soucieuse de ne plus dépendre du secteur ferroviaire. Dans le cadre du marché français, Dietrich avait accordé plus d’attention à la qualité des produits qu’aux coûts de production, mais il fallait désormais se plier aux caractéristiques du marché allemand où le bon marché primait. L’urbanisation de l’espace rhénan ouvrait néanmoins un marché intéressant pour les articles en fonte et Eugène en avait rapidement perçu les potentialités.
Les haut-fourneaux sont arrêtés l’un après l’autre entre 1871 et 1885 : le plus ancien, Jaegerthal, fonctionnait depuis trois siècles ! De Dietrich se reconvertit dans la fabrication d’articles en fonte : poêles, cuisinières, baignoires, tuyaux de canalisation, poêles à feu continu, système de chauffage central. Les sites se spécialisent : à Niederbronn, on développe la fonderie pour le bâtiment et la grande industrie ; à Zinswiller, batteries de cuisine, baignoires et cuves en fonte émaillée pour l’industrie chimique ; à Mouterhouse la fabrication de socs et de versoirs de charrue en série ; à Mertzwiller, radiateurs et chaudières de chauffage central. Dans les années 1900, le matériel ferroviaire ne représente plus que la moitié des bénéfices de l’entreprise. Les forges et ateliers de Reichshoffen demeurent néanmoins l’ensemble le plus important, outillés pour produire annuellement 250 à 400 voitures de voyageurs et 3000 wagons de marchandises de tous modèles.
Sauver l’entreprise à tout prix
Avec le déclenchement de la guerre en 1914, les trois gendres d’Eugène de Dietrich sont mobilisés dans l’armée française. Son fils aîné, Frédéric, franchit les Vosges pour s’engager dans la Légion étrangère. S’il en était fier, le vieil entrepreneur devait néanmoins songer à la réaction du gouvernement du Reich. Soucieux de la pérennité de l’entreprise, Eugène, désormais septuagénaire, retient auprès de lui son second fils Dominique qui va faire la guerre sous l’uniforme allemand. Pour éviter la mise sous séquestre de son entreprise par les autorités allemandes, qui n’appréciaient guère la francophilie de nombreux patrons alsaciens, Eugène s’était débrouillé pour contrôler la majorité du capital : Dominique, désigné comme héritier unique de ses parts, dans la plus pure tradition familiale, devait dédommager les cohéritiers dans un délai fixé « deux ans après la paix avec l’Angleterre ». Obsédé par l’espoir de revoir les soldats français en Alsace, Eugène songeait à brûler les forêts de ses propriétés pour éviter que les poilus ne souffrent du froid.
Sa mort en janvier 1918 allait poser la question du devenir de l’entreprise. Le représentant des autorités allemandes refusait de reconnaître le testament d’Eugène : il avait obtenu la gestion des parts des quatre héritiers français. Il s’opposa à la désignation de Dominique comme gérant et exigea la transformation de la firme en société par actions, ce qui aurait eu pour conséquence d’y introduire des capitaux allemands et d’éliminer les Dietrich. Le gendre allemand d’Édouard de Turckheim sauva la famille en obtenant le report de la discussion. La défaite du Reich quelques mois plus tard régla la question : Dominique devait diriger la firme jusqu’à sa mort en 1963. Le petit-fils d’Eugène, entre 1968 et 1996, devait être le dernier Dietrich à diriger le groupe.
La firme, dont l’existence a souvent été menacée au fil du temps, continue cependant son histoire aujourd’hui, fournissant notamment les équipements pour la chimie et la pharmacie à une clientèle internationale.
Sources :
- Guy Richard, « De la sidérurgie à la métallurgie de transformation, l’entreprise De Dietrich de Niederbronn, de 1685 à 1939 », Actes du 88ème Congrès national des sociétés savantes, Clermont- Ferrand, 1963. Section d’histoire moderne et contemporaine. 1964, p. 505-525
- Michel Hau, Nicolas Stoskopf, Les dynasties alsaciennes, Perrin 2005, 612 p.
- Michel. Hau « Naufrage et redressement d’une grande entreprise métallurgique De Dietrich » Histoire, économie et société, 1993, 12ᵉ année, n°1. Entreprises et révolutions, sous la direction de François Caron. p. 77-92.