Lu dans l’édition datée du 6 janvier 2012, cet article écrit à l’occasion de la visite du président de la République à Domrémy.
Le long article écrit par Ariane Chemin est illustré de la fonte d’art au sommet du Ballon d’Alsace (Vosges) : Mathurin Moreau et Le Nordez
En période électorale, les anniversaires sont scrutés à la loupe par les équipes en lice, qui jouent de toutes les ruses de calendrier. En cette année 2012, le printemps se fête en hiver et Jeanne d’Arc… en janvier. Sans attendre le mois de mai et ses traditionnelles fêtes “johanniques”, plusieurs politiques fêteront cette fin de semaine la naissance, le 6 janvier 1412, de la mythique “pucelle d’Orléans”.
Deux candidats à l’élection présidentielle rivalisent à annexer cette figure historique à la vie si courte – 19 ans – mais si riche que, six siècles après, on y plaque ou y puise encore ce que l’on veut. Ce sera le cas, vendredi, jour des Rois, de Nicolas Sarkozy, soucieux de parfaire l’écriture de son roman national. Il sera accompagné de plusieurs historiens, dont le médiéviste Philippe Contamine, auteur de Jeanne d’Arc, histoire et dictionnaire (Robert Laffont, 1 200 p., 32 €) et Colette Beaune, biographe de Jeanne d’Arc (Vérités et légendes, Perrin, poche, 8 €).
Samedi, ce sera au tour de Marine Le Pen de se rendre au pied de la statue parisienne de Jeanne d’Arc, place des Pyramides, là où s’achèvent traditionnellement les défilés du 1er mai. Longtemps, ce fut le 8 mai, jour de la prise d’Orléans en 1429, en pleine guerre de Cent Ans, qu’on commémorait la bergère de Domrémy. Mais en 1988, le Front national – signe de son emprise sur la figure de la pucelle d’Orléans – a imposé dans le calendrier politique l’anniversaire du 1er mai, jour de la fête du travail. Double astuce : comment, un 8 mai 1988, Jean-Marie Le Pen aurait-il pu occuper la “une” des médias, alors que s’affrontaient François Mitterrand et Jacques Chirac au second tour de l’élection présidentielle ?
Aujourd’hui, le patronyme de Jeanne d’Arc figure dans les six noms de rue les plus donnés en France. La pucelle d’Orléans est la seule figure médiévale connue de tous les Français : la statue de la guerrière casquée trône en effet sur toutes les places mais aussi dans nombre d’églises. Les plus grandes actrices ont immortalisé la “petite Lorraine” sur son cheval, comme les Playmobil, sans que cette célébrité posthume ne semble jamais vouloir s’arrêter.
Jeanne d’Arc a pourtant été longtemps exclue de l’imaginaire national. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la petite bergère qui entendait des voix l’invitant à se battre contre les Anglais n’est encore qu’“une pure légende”, rappelle Bernard Richard, qui publie dans quelques jours une somme sur Les Emblèmes de la République (CNRS Editions, 430 p., 27 €). “On ne croit alors pas vraiment à son existence réelle, raconte l’historien. C’est pour cela que Voltaire peut se permettre de l’insulter et de la pasticher. C’est Jules Michelet et son Histoire de France qui en font à la fois la fille du peuple et une héroïne patriote.” Une sainte laïque se dessine sur l’esquisse de Jeanne la catholique.
Une première figure de Jeanne d’Arc, républicaine, s’impose à la postérité. Le 8 mai 1982, un an après son élection, François Mitterrand se rend à Orléans, comme ses prédécesseurs Charles de Gaulle et Valéry Giscard d’Estaing – mais pas Nicolas Sarkozy, qui s’abstiendra – célébrer le symbole de “vigilance, de la résistance et de l’unité” nationale. Le président socialiste fraîchement élu cite Péguy et surtout Michelet dans le texte : “Elle aima tant la France que la France, touchée, se mit à s’aimer elle-même”.
Il y a bien alors une Jeanne d’Arc fréquentable par la gauche et même l’extrême gauche : dans Jeanne, de guerre lasse, (Gallimard, 1991), le philosophe trotskiste Daniel Bensaïd, fondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), voit tour à tour dans la bergère de Domrémy une théologienne de la libération, la chef d’une guerre de mouvement, la championne d’une foi populaire rétive aux pompes de l’Eglise savante, une féministe, aussi, dans un monde d’hommes…
“Jeanne, si je puis me permettre de t’appeler familièrement par ton prénom…, tutoyait Ségolène Royal en 1998, avant son hommage des primaires de 2006. Dans un monde confisqué par les hommes, tu as commis un triste sacrilège : être une femme stratège, une femme de guerre, une femme de Dieu…”
Vaines et tardives tentatives de récupération. Depuis le tournant du XXe siècle, un autre archétype de Jeanne d’Arc – la patronne d’un nationalisme pur et dur – a en effet fini par s’imposer, prenant le pas sur la figure populaire. La droite, les droites, réussissent avant 1940 leur tentative d’annexion de la guerrière d’Orléans. “Les années 1890 à 1914 sont des années clés, celles d’un duel à la fois public et feutré entre Maurice Barrès (…) et Jean Jaurès, qui ne voulait pas d’une fête nationale parce qu’elle ferait trop plaisir aux curés”, résume Philippe Contamine. En 1920, la République l’officialise – la majorité des parlementaires votant la fête de mai -, tandis que l’Eglise la canonise.
Les ligues qui défilent peu après dans les rues font voler cet armistice en éclats. Jeanne d’Arc devient le symbole de “celle qui traquait l’Anglais parce qu’il était alors l’ennemi de l’intérieur, comme le sont devenus le juif et le franc-maçon, raconte Bernard Richard. Dès 1924, Edouard Herriot sèche la fête officielle du 8 mai ; en 1937, le Front populaire l’interdit”. Sur l’un des livres d’or qu’ira signer Nicolas Sarkozy à Domrémy, on lit alors : “Boutez les mauvais Français hors de France !”
“Aujourd’hui, il faut être de gauche pour vraiment libérer Jeanne d’Arc, sourit Bernard Richard. De la France libre, de Gaulle s’y est essayé en disant qu’il entendait des voix, mais sans succès évident !” Alors que la campagne présidentielle s’engage, les socialistes n’ont de toute façon guère envie de s’échiner à récupérer une héroïne perdue il y a un siècle et morte il y a six cents ans. “Un non-sujet”, a tranché l’équipe de François Hollande, qui, à mille lieues de 2007 et contrairement au Front national, n’a préparé “aucun contre-discours” à celui que tiendra le candidat-président à Domrémy.
Ariane Chemin