Revue de presse (le Monde) : « La Disgrâce des statues » par Bertrand Tillier

« La Disgrâce des statues », de Bertrand Tillier : la « statuoclastie » dans l’histoire

Dans un essai stimulant, l’historien de l’art met en perspective, sur le temps long, la vague actuelle de déboulonnage des statues.

Vous pouvez partager un article en cliquant sur les icônes de partage en haut à droite de celui-ci.
La reproduction totale ou partielle d’un article, sans l’autorisation écrite et préalable du Monde, est strictement interdite.
Pour plus d’informations, consultez nos conditions générales de vente.
Pour toute demande d’autorisation, contactez droitsdauteur@lemonde.fr.
En tant qu’abonné, vous pouvez offrir jusqu’à cinq articles par mois à l’un de vos proches grâce à la fonctionnalité « Offrir un article ».

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/11/17/la-disgrace-des-statues-de-bertrand-tillier-la-statuoclastie-dans-l-histoire_6150332_3260.html

A Bristol, en juin 2020, la statue en bronze du marchand esclavagiste Edward Colston est renversée, traînée jusqu’au port, jetée à l’eau par des manifestants. Le geste, d’une puissance symbolique immédiatement lisible, est diffusé en boucle sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information. C’est l’épisode le plus spectaculaire d’une vague mondiale d’atteintes à des statues jugées emblématiques du colonialisme et des inégalités raciales : celles des généraux sudistes dans la guerre civile américaine, du roi des Belges Léopold II, dénoncé pour ses méfaits au Congo, ou encore, en France, du maréchal Bugeaud et de sa brutale conquête de l’Algérie.

Cette même force symbolique tend à polariser le débat public autour des statues de façon binaire et simplificatrice. Préserver ou renverser, défendre les monuments du passé ou les condamner au nom de combats présents : on peine à sortir de ces alternatives dans des discussions passionnées, mais oublieuses des innombrables épisodes, antérieurs à 2020, au cours desquels des statues ­furent visées.

Graffitis moqueurs

La grande force du livre La Disgrâce des statues, de Bertrand Tillier, consiste à restituer au phénomène une profondeur historique, afin, d’abord, de mieux le cerner. Nouant ensemble les atteintes révolutionnaires aux statues royales dans les années 1790, les mises à bas des effigies de dictateurs lors de la chute du communisme ou des « printemps arabes » et les mobilisations antiracistes contemporaines, il propose l’efficace néologisme de « statuoclastie » pour distinguer ces actes d’un supposé « vandalisme » irraisonné, comme de l’« iconoclasme », aux sens ­religieux trop enkystés.

“La grande force du livre consiste à restituer au phénomène une profondeur historique”

Surtout, il ne restreint pas l’enquête aux gestes les plus spectaculaires et les plus évidents. Si le président Macron a déclaré, dans une allocution du 14 juin 2020, au plus fort d’un mouvement dénonçant conjointement les symboles de la colonisation et les violences policières, que « la République ne déboulonnera pas de statues », l’historien de l’art montre la multiplicité des pratiques contestataires.

Projections de peinture et graffitis moqueurs, cordes au cou en simulacres de pendaisons, démembrements et appropriation de « reliques », voiles occultants et détournements éphémères font ainsi partie d’un répertoire d’actions visant les statues, identifiable, dans la longue durée des XIXe-XXe siècles, comme un envers de la « statuomanie » des autorités municipales et nationales. Car un apport important de l’ouvrage, en dépit de passages rapides sur certaines périodes comme celle de l’Occupation, est d’en ­finir avec l’idée reçue d’une crise actuelle de la monumentalité publique qui ­contrasterait avec la tranquillité supposée des époques passées.

Des œuvres jugées choquantes

Rien n’est plus faux, et les archives comme la presse regorgent de conflits politico-mémoriels bien antérieurs aux mouvements actuels, tel Black Lives Matter. Inaugurations chahutées, marbres maculés, bustes renversés se retrouvent dans une multiplicité de ­contextes, en particulier lors des transitions politiques – pensons à la colonne Vendôme surmontée d’une statue de Napoléon, mise à bas par la Commune en 1871.

La richesse du travail de Bertrand Tillier ne tient cependant pas seulement à ces nécessaires mises en perspective, mais aussi à la variété du questionnement, appuyé sur un riche corpus théorique. Un chapitre interroge ainsi les scandales récents liés à des œuvres monumentales d’art contemporain, , comme l’installation Dirty Corner, d’Anish Kapoor, à Versailles, en 2015, pour montrer que les ressorts en sont similaires à ceux des controverses concernant les statues. Dans les deux cas, l’espace public est traversé de malentendus et d’affrontements à la fois esthétiques et politiques entre des groupes se disant blessés par la présence physique d’œuvres jugées choquantes.

Cette réflexion stimulante débouche sur un véritable paradoxe : s’en prendre aux statues, n’est-ce pas confirmer qu’on est convaincu de leur effectivité ? Les renverser, n’est-ce pas encore y croire, croire du moins à leur « aura », pour reprendre le terme de Walter Benjamin ? Le livre a beau suggérer, en conclusion, une raisonnable mise au musée de certaines statues comme solution aux conflits qu’elles ont fait naître, il démontre amplement la part magique de ces passions politiques.

Le Monde des Livres


« La Disgrâce des statues. Essais sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter », de Bertrand Tillier, Payot, « Histoire », 304 p., 21 €, numérique 16 €.


Le Monde des Livres : lire ici l’article

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/11/17/la-disgrace-des-statues-de-bertrand-tillier-la-statuoclastie-dans-l-histoire_6150332_3260.html

Loading

635 vues