Homère et Virgile : l’épique et le pratique…

 Cet article est le complément de la revue Fontes 101-102 : juin 2016

Homère décrit dans l’Iliade, le bouclier d’Achille forgé par le dieu Héphaïstos à la demande de sa mère Thétis. C’est une cosmogonie qui décrit le monde en douze tableaux qui donnent l’illusion du vivant car les représentations y sont dynamiques : les hommes vivent, travaillent. Dans le troisième cercle, l’agriculture est évidemment bien représentée comme un âge d’or où la terre est grasse et féconde, la moisson productive tout autant que la vigne. Un drame vient animer ces bas-reliefs : l’attaque du troupeau par des lions que les chiens n’osent approcher. L’or, l’argent, l’étain sont les matériaux de ce monde merveilleux d’abord purement littéraire mais qui a tenté les dessinateurs qui ont essayé de faire voir ce qui a été dit. L’agriculture est associée à deux éléments importants : le Basileus et les chœurs : le roi (aussi magicien ou prêtre) est bien le propriétaire du domaine (la Terre) mais c’est la communauté qui le fait vivre : la danse avec battement des pieds (Et ils le suivaient chantant, dansant avec ardeur, et frappant tous ensemble la terre) sur le sol évoque le rite de fécondité.

Iliade Homère Chant XVIII : le bouclier d’Achille

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Représentation du bouclier d’Achille, dessiné d’après le texte d’Homère.
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Reconstitution par Quatremère de Quincy
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Le bouclier d’Achille, reconstitution française du XVIIIe siècle, gravure
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« Le Bouclier d’Achille », planche dépliante, Jean Boivin, Paris, 1715 (BM Lyon, cote 343988)

 Ayant ainsi parlé, il la quitta, et, retournant à ses soufflets, il les approcha du feu et leur ordonna de travailler. Et ils répandirent leur souffle dans vingt fourneaux, tantôt violemment, tantôt plus lentement, selon la volonté de Héphaïstos, pour l’accomplissement de son œuvre. Et il jeta dans le feu le dur airain et l’étain, et l’or précieux et l’argent. Il posa sur un tronc une vaste enclume, et il saisit d’une main le lourd marteau et de l’autre la tenaille. Et il fit d’abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d’argent. Et il mit cinq bandes au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, une multitude d’images. Il y représenta la terre et l’Ouranos, et la mer, et l’infatigable Hélios, et l’orbe enflé de Sélènè, et tous les astres dont l’Ouranos est couronné : les Pléiades, les Hyades, la force d’Orion, et l’Ourse, qu’on nomme aussi le Chariot qui se tourne sans cesse vers Orion, et qui, seule, ne tombe point dans les eaux de l’Okéanos.

Et il fit deux belles cités des hommes.

(…) Puis, Héphaïstos représenta une terre grasse et molle et trois fois labourée. Et les laboureurs menaient dans ce champ les attelages qui retournaient la terre. Parvenus au bout, un homme leur offrait à chacun une coupe de vin doux ; et ils revenaient, désirant achever les nouveaux sillons qu’ils creusaient. Et la terre était d’or, et semblait noire derrière eux, et comme déjà labourée. Tel était ce miracle d’Héphaïstos.

Puis, il représenta un champ de hauts épis que des moissonneurs coupaient avec des faux tranchantes. Les épis tombaient, épais, sur les bords du sillon, et d’autres étaient liés en gerbes. Trois hommes liaient les gerbes, et, derrière eux, des enfants prenaient dans leurs bras les épis et les leur offraient sans cesse. Le roi, en silence, le sceptre en main et le cœur joyeux, était debout auprès des sillons. Des hérauts, plus loin, sous un chêne, préparaient, pour le repas, un grand bœuf qu’ils avaient tué, et les femmes saupoudraient les viandes avec de la farine blanche, pour le repas des moissonneurs.

Puis, Héphaïstos représenta une belle vigne d’or chargée de raisins, avec des rameaux d’or sombre et des pieds d’argent. Autour d’elle un fossé bleu, et, au-dessus, une haie d’étain. Et la vigne n’avait qu’un sentier où marchaient les vendangeurs. Les jeunes filles et les jeunes hommes qui aiment la gaîté portaient le doux fruit dans des paniers d’osier. Un enfant, au milieu d’eux, jouait harmonieusement d’une cithare sonore, et sa voix fraîche s’unissait aux sons des cordes. Et ils le suivaient chantant, dansant avec ardeur, et frappant tous ensemble la terre.

Puis, Héphaïstos représenta un troupeau de bœufs aux grandes cornes. Et ils étaient faits d’or et d’étain, et, hors de l’étable, en mugissant, ils allaient au pâturage, le long du fleuve sonore qui abondait en roseaux. Et quatre bergers d’or conduisaient les bœufs, et neuf chiens rapides les suivaient. Et voici que deux lions horribles saisissaient, en tête des vaches, un taureau beuglant ; et il était entraîné, poussant de longs mugissements. Les chiens et les bergers les poursuivaient ; mais les lions déchiraient la peau du grand bœuf, et buvaient ses entrailles et son sang noir. Et les bergers excitaient en vain les chiens rapides qui refusaient de mordre les lions, et n’aboyaient de près que pour fuir aussitôt.

Puis, l’illustre Boiteux des deux pieds représenta un grand pacage de brebis blanches, dans une grande vallée ; et des étables, des enclos et des bergeries couvertes.

Virgile : les Géorgiques

L’ouvrage de Virgile (2 500 vers, quatre chants, écrit entre 36 et 29 av. J.-C.) peut être lu comme un manuel du parfait agriculteur. Mais il est plus que cela. L’auteur y atteint une certaine forme de perfection artistique, ce qui lui vaut d’être considéré comme le plus grand poète de l’époque. L’ouvrage se présente comme un traité sur l’agriculture, mais les thèmes abordés sont plus vastes : guerre, paix, mort, résurrection. Il constitue surtout une célébration de la vie paysanne traditionnelle.

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Virgile devant les ruches : un des thèmes les plus commentés à la fois pour l’aspect pratique et pour la métaphore sociale et politique

Le terme géorgique vient du grec et signifie travailleur de la terre. Dans ce poème, les campagnes, le travail de la terre et les paysages bucoliques sont vantés. Après des dizaines d’années de guerres civiles, les Romains aspirant à la paix furent engagés par Auguste à s’installer dans les campagnes et à retrouver la ruralité perdue à la guerre.

Dédicace à Mécène : [1,1] Quel art fait les grasses moissons ; sous quel astre, Mécène, il convient de retourner la terre et de marier aux ormeaux les vignes ; quels soins il faut donner aux bœufs, quelle sollicitude apporter à l’élevage du troupeau ; quelle expérience à celle des abeilles économes, voilà ce que maintenant je vais chanter.

Invocation aux dieux tutélaires de l’agriculture [1,5-23] :  O vous, pleins de clarté, flambeaux du monde, qui guidez dans le ciel le cours de l’année ; Liber, et toi, alme Cérès, si, grâce à votre don, la terre a remplacé le gland de Chaonie par l’épi lourd, et versé dans la coupe de l’Achéloüs le jus des grappes par vous découvertes ; [1,10] et vous, divinités gardiennes des campagnards, Faunes, portez ici vos pas, Faunes, ainsi que vous, jeunes Dryades : ce sont vos dons que je chante. Et toi qui, le premier, frappant la terre de ton grand trident, en fis jaillir le cheval frémissant, ô Neptune ; et toi, habitant des bocages, grâce à qui trois cents taureaux neigeux broutent les gras halliers de Céa ; toi-même, délaissant le paternel bocage et les bois du lycée, Pan, gardeur de brebis, si ton Ménale t’est cher, assiste-moi, Tégéen, et me favorise ; et toi, Minerve, créatrice de l’olivier ; et toi, enfant, qui nous montras l’arceau recourbé ; [1,20] et Silvain, portant un tendre cyprès déraciné ; vous tous, dieux et déesses, qui veillez avec soin sur nos guérets, qui nourrissez les plantes nouvelles nées sans aucune semence, et qui du haut du ciel faites tomber sur les semailles une pluie abondante.

Les armes du paysan ; fabrication de la charrue [1,160-175] traduction de Maurice Rat (édition Garnier 1924)

[1,160] Il nous faut dire maintenant quelles sont les armes propres aux rudes campagnards et sans lesquelles les moissons n’auraient pu être semées ni lever : c’est d’abord le soc et le bois pesant de l’areau recourbé ; les chariots à la marche lente de la mère d’Éleusis ; les rouleaux, les traîneaux, les herses au poids énorme, puis le vil attirail d’osier inventé par Célée, les claies d’arbousier et le van mystique d’Iacchus. Tels sont les instruments que tu auras soin de te procurer longtemps d’avance, si tu veux mériter la gloire d’une campagne divine.

On prend tout de suite dans les forêts un ormeau qu’on ploie de toutes ses forces pour en faire un age [1,170] et auquel on imprime la forme de l’areau courbe ; on y adapte, du côté de la racine, un timon qui s’étend de huit pieds en avant, deux orillons et un sep à double revers. On coupe d’avance un tilleul léger pour le joug et un hêtre altier pour le manche, qui, placé en arrière, fait tourner le bas du train : on suspend ces bois au-dessus du foyer et la fumée en éprouve la solidité.

Autres préceptes ; établissement de l’aire ; présages procurés par la floraison de l’amandier ; choix et traitement des semences pour éviter qu’elles ne dégénèrent [1,176-203]

aratrumJe puis te rappeler une foule de préceptes des anciens, si tu n’y répugnes pas et ne dédaignes pas de connaître de menus détails.

L’aire avant tout doit être aplanie avec un grand cylindre, retournée avec la main et durcie avec une craie tenace, [1,180] de peur que les herbes n’y poussent ou que, vaincue par la poussière, elle ne se fende, et qu’alors des fléaux de toute sorte ne se jouent de toi : souvent le rat menu a établi ses demeures et creusé sous terre ses greniers ; ou encore les taupes aveugles y ont creusé leurs tanières ; on y surprend en ses trous le crapaud et toutes les bêtes étranges que la terre produit ; un énorme tas d’épeautre est dévasté par les charançons ou par la fourmi craignant la gêne pour sa vieillesse.

Observe aussi l’amandier, lorsqu’il se revêtira de fleurs dans les bois et courbera ses branches odorantes : si les fruits surabondent, le blé suivra de même, [1,190] et avec les grandes chaleurs il y aura à battre une grande récolte ; mais si un vain luxe de feuilles donne une ombre excessive, l’aire ne broiera que des chaumes riches en paille.

J’ai vu bien des gens traiter leurs semences en les arrosant au préalable de nitre et de marc noir, pour que le grain fût plus gros dans ses cosses trompeuses et plus prompt à s’amollir même à petit feu. J’ai vu des semences, choisies à loisir et examinées avec beaucoup de soin, dégénérer pourtant, si chaque année on n’en triait à la main les plus belles : [1,200] c’est une loi du destin que tout périclite et aille rétrogradant. Tout de même que celui qui, à force de rames, pousse sa barque contre le courant, si par hasard ses bras se relâchent, l’esquif saisi par le courant l’entraîne à la dérive.

http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/georg/georgi.html

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Maillol : bois gravé pour une édition des Géorgiques.

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