Historiographie, études et approches de pays

Les monuments aux morts n’ont été étudiés que relativement tard. Il faut attendre les années soixante-dix pour voir les premiers ouvrages sur les monuments aux morts apparaître, les premières recherches aboutir. Au vu de ces ouvrages, nous pouvons distinguer trois approches qui diffèrent quant à la manière d’aborder le sujet.

Dans un premier temps on distingue une approche historique, due à des universitaires, puis une approche plus axée sur l’aspect politique des monuments aux morts que l’on doit à des auteurs issus des Sciences Politiques, et enfin la dernière approche que je ne qualifierai pas d’artistique, mais qui néanmoins privilégie l’art à l’histoire et l’esthétique au politique.

L’approche historique est due essentiellement à deux auteurs, qui la même année publient deux ouvrages, résultats de leurs recherches, sur les monuments aux morts de la première guerre mondiale. L’un concerne uniquement les monuments aux morts du département de la Loire écrit par Monique Luirard et l’autre, se pose comme la véritable étude historique sur cette population des anciens combattants, écrite par Antoine Prost.


«…historical scholarship on war memorials is dateable as before and after Prost : his work is rigorous, analytic, and always directed at using the artifacts to interpret, the society in which it was built… » Comme le dit K. S. Inglis, la thèse d’A. Prost a vraiment fait acte dans la création de l’historiographie des monuments aux morts de la première guerre mondiale. Dans son étude sur les anciens combattants et la société française, A. Prost fait une large part aux monuments aux morts et au culte du souvenir. Si l’ouvrage d’A. Prost prend en compte les monuments aux morts dans leur globalité, l’ouvrage de M. Luirard a le mérite de dresser une analyse locale des monuments aux morts, ce qui n’est pas moins intéressant. Après ces ouvrages de références, beaucoup d’autres ont été édités, mais ce sont surtout des études locales. L’approche politique des monuments aux morts, quant à elle, est due à Y. Helias qui propose dans son mémoire une sémiologie politique des monuments aux morts. Sémiologie, qui sera reprise par son auteur dans un article intitulé « Pour une sémiologie politique des monuments aux morts ». Après avoir établi la dimension institutionnelle des monuments aux morts due à la triple universalité qu’ils recèlent : universalité dans le temps, dans l’espace, et dans l’ordre politique, il présuppose que tout signe, tout symbole posé sur le monument, ainsi que le monument lui-même ont une valeur et une signification politique. C. Lamouche adopte la même démarche, il sous- entend que derrière le monument se cache la mémoire du politique communal de l’époque.

La dernière approche est une approche plus esthétique qui privilégie le côté plastique des monuments aux morts. D’un côté on a le livre de J. M. de Buscher qui propose plus de 150 photos de monuments aux morts massifs, précédées par une longue introduction faisant une large part au côté architectural des monuments aux morts. De l’autre côté, le livre de Annette Becker qui se situe entre art et histoire des monuments aux morts. Bien qu’ayant une approche historique le discours du livre s’attache plus à montrer les monuments en tant qu’oeuvre d’art d’architectes et d’artistes inspirés, la qualité des photos et la mise en page du livre renforcent l’aspect esthétique des monuments aux morts.

Une bibliographie dense

S’il est vrai que l’étude des monuments aux morts de la grande guerre n’a débuté que très tard, plus de 50 ans se sont écoulés entre l’armistice du 11 novembre 1918 et la première véritable étude sur le sujet. Depuis lors, et à l’instar de M. Luirard, auteur d’une étude locale sur les monuments aux morts de la Grande Guerre, plusieurs écrits ont été publiés depuis. Ce sont surtout des ouvrages d’histoire régionale : les monuments aux morts de la Basse Provence, les monuments du Puy de Dôme, ceux de l’Orne… Ces ouvrages ont cependant le mérite de faire apparaître des spécificités à chaque région ou département. Ces diversités, déjà signalées chez Prost, sont dans ces ouvrages bien détaillées et bien analysées. La consultation de tous ces ouvrages parus n’a pu être possible. L’historiographie des monuments aux morts, n’a pas été simplement l’œuvre de quelques historiens. D’autres se sont penchés sur les monuments aux morts de la première guerre mondiale, ce sont surtout des universitaires en sciences politique. Helias avait donné le ton en 1977, et beaucoup l’ont suivi. Ils étudiaient les monuments aux morts, non pas en tant que symboles historiques mais en tant qu’un regroupement d’élément ayant une signification politique particulière, il est entendu que la construction du monument est fonction de la couleur politique de la ville ou du village. Ainsi Lamouche et Granjon : auteurs de deux ouvrages sur les monuments aux morts de l’arrondissement de Montbrison et de l’Allier sont tous deux des anciens élèves de l’Institut d’Études Politiques de Lyon.

Extrait d’un dossier consulté sur Internet préparé par M. Kim Daniere
http ://www. mygale. org/09/danierek/kim. html

Quelques approches particulières

Un chef-d’œuvre d’art public : le monument aux morts de Saint-Rémy de Provence 1918- 1921.

Si nous signalons ce livre dû à Maurice Turc alors que le monument de Saint-Rémy n’est ni de fonte ni de bronze, c’est parce que l’étude permet de mettre en valeur son processus de création. L’auteur, historien, a recherché comment le monument, œuvre d’une femme, avait pu être décidé, financé, choisi, inauguré… On y trouve des éléments bien particuliers comme cet hymne composé spécialement pour l’inauguration : paroles et musique, celle-ci étant due également au sculpteur, Mme G. René Taillandier. La mise en perspective dans l’histoire de la guerre et des anciens combattants donne à ce livre plus qu’un aspect régionaliste.

 

MMst-remy
Saint-Rémy : le monument aux morts : source : Monumentum.fr

Le financement (le monument aura coûté plus de 50 000 francs, pour un budget communal de 90 000 F) se fait par des quêtes, des souscriptions, des soirées artistiques… Le conseil général des Bouches du Rhône avait prévu 1 000 F par commune, en sus de l’aide de l’État.
Pour fixer des repères, 12 œufs frais coûtaient 7 F et un ouvrier très spécialisé gagnait 24 F par jour !
Les municipalités de droite, dans le département des Bouches-du-Rhône, versaient en moyenne 6,45 F par habitant, celles de gauche 4,77 F, ce qui s’explique par l’importance des idées pacifistes à gauche.

Le débat se porte ensuite sur l’emplacement : les parents des tués veulent la place publique, pour que tous gardent le souvenir des morts… plutôt que le cimetière. Le choix de la place du marché où se trouve la nouvelle école de garçons est un acte politique : c’est le nouvel espace de la IIIe République.

Enfin, vient le choix de l’artiste. Si souvent il y a concours, le comité s’adresse ici à une artiste de Saint-Rémy qui propose une allégorie familiale : veuve, fille et orphelin à partir de modèles de la région. Elle fera cadeau de son œuvre à la commune. Le monument est une roche des Alpilles : la ville personnalisée par une Provençale gravit le rocher et dépose une des palmes de bronze sur la pierre où est encastrée la liste des morts. Au pied de la plaque, une femme en costume de travail est affaissée : son jeune enfant, symbolisant l’ère nouvelle, se jette dans ses bras. Les scènes guerrières sont très discrètes, en bas-relief, et ne sont aperçues que de très près. On est ici tout à fait dans une émotion féminine, très loin de certains monuments guerriers.

 

 

En Meuse…
L’étude d’Albert Bertrand (cf. bibliographie) se termine par une synthèse sur les monuments aux morts dans le département.
200 sont près de l’église, 100 près de la mairie, 65 dans les cimetières, 130 sur une place ou à un carrefour et le reste en des lieux divers ; côté de rue, en limite de localité, dans un parc comme à Ligny-en-Barrois.

206 sont des obélisques, de marbre, de granit, ou de pierre de pays. Avec quelques éléments décoratifs, des appliques jusqu’à des statues en complément de la stèle.
78 communes ont choisi la statue sur socle : un poilu dans 59 cas, réaliste, équipé de pied en cap. Dans les autres cas, la statue est une femme : épouse, mère, veuve, la France ? La stylisation rend souvent difficile le choix.

Les murs ou stèles-murs sont des monuments où l’épaisseur est réduite par rapport aux autres dimensions. Avec ou sans statue, avec ou sans ornements, la stèle sert de support aux inscriptions et à la liste des morts.

Enfin quelques monuments atypiques dans une vingtaine de cas : un livre ouvert à Abaucourt, une colonne tronquée, un temple grec à Fresnes-en-Woëvre, Spincourt, une flamme à Montiers-sur-Saulx, un poilu gisant sur un autel à Ligny-en-Barrois, Hattonville ou Tannois.

lignyCertaines communes ont fait appel à un artiste pour échappe à l’art de série : Donzelli à Mesnil-sous-les-Côtes, Peynot à Saint-Mihiel, Broquet à Étain, Ligny-en-Barrois…

Le métal est présent dans 60 cas : 25 en fonte, 25 en bronze, 10 indéterminées !
Vaucouleurs, Durenne, Camus… Mais la fonte est également utilisée pour des croix et des bas-reliefs.
Le poilu est le sujet le plus visible sur 125 monuments où il est, tour à tour, glorieux, pensif, porte-drapeau, en groupe, victime du devoir, blessé ou chancelant.

L’autre figure dominante est la femme : la Patrie, la France, ou une simple paysanne, une veuve. La confusion est certainement volontaire pour laisser place à toute interprétation personnelle.

Les monuments sont entourés de haies, de chaînes, avec souvent de gros obus et parfois des petits obusiers, des crapouillots. On sait (cf. l’article sur le culte des morts dans ce numéro) que l’espace du monument est privé, réservé et qu’il convient donc de le protéger comme un lieu sacré.

Le livre sur la Meuse, abondamment illustré, déroule une description de tous les lieux où la guerre a laissé sa marque. C’est une approche descriptive mais l’ampleur du sujet ne permet pas d’entrer finement dans l’analyse, le contexte et l’appareil critique, comme pourrait le faire une monographie.

… et dans la Loire
L’étude (1977) de Monique Luirard sur les monuments commémoratifs dans la Loire est un modèle du genre : une enquête systématique dans les mairies, l’utilisation des documents d’époque, de la presse, l’analyse des discours, le tout replacé dans la grande Histoire permettent d’avoir une étude de première main. Plus que la confection d’un album de photos de monuments aux morts, Monique Luirard nous fait revivre l’évolution d’une société autour de 1918, le monument étant la traduction concrète d’une réaction collective.
Le livre se termine par des planches de photos : les monuments sont ici au service du texte et il n’est pas étonnant qu’aux côtés d’A. Prost, ce document soit l’un des incontournables sur le sujet.
Saint-Julien_OddesLa Loire nous propose des classiques : le « soldat canadien blessé » de Déchin, coulé à Sommevoire,« Résistance » de Pourquet du Val d’Osne, le coq qui est présent dans 18 communes sous des variantes nombreuses… mais aussi trois fusils disposés en faisceau (à Neaux), un Gaulois ressemblant à Vercingétorix (œuvre de Joanny Durand à Saint-Julien d’Oddes), les poignants « frères d’armes » de Pouilly-les-Feurs.

DP


Article extrait du numéro de Fontes 31-32  paru en 1998

 

Loading

2 561 vues