Un mort à Pontfaverger
Le monument de Pontfaverger est à 20 mètres. Il pleut. Dans la voiture, je lis, en attendant, Plaisir du texte de Roland Barthes. La petite phrase s’inscrit dans la mémoire. Rien à voir, entre ce livre et ma mission. Pourtant, la phrase réchauffe le cerveau, elle vient à point, elle m’aide. Je vais donc affronter le monument avec la phrase de Roland Barthes dans la tête. Enfin, la pluie cesse, je sors mon attirail, le carnet de dessin et l’appareil photo.
Dehors, je regarde le monument en grelottant. Dans son ensemble, il n’est pas très grand, toutefois, la fonte d’airain est imposante. Le sculpteur Jules Visseaux (1854-1934) a modelé un personnage dont l’échelle dépasse notre dimension. Puis, il a confié son œuvre au fondeur, la représentation d’un Poilu modelé en terre est passée par le feu. Je touche la sculpture, le métal est glacé.
La commémoration à la Grande Guerre trouve ici un exemple frappant permettant l’étude « du montage » du lieu de mémoire. De l’architecture à la sculpture, de nouveaux emplois des codes de représentation font leur apparition. Ils s’installent dans l’espace public de telle manière que cette soudaine répartition signale un changement d’attitude de leurs auteurs. Tout en s’appuyant sur des formes récurrentes (bornes, base, piédestal, pyramide tronquée) les motifs apparentés aux ornements décorant les façades des immeubles et les socles des sculptures sont remplacés aux quatre coins par des boulets de bronze surmontés par des flammes qui viennent lécher la forme angulaire de l’édifice. Tout en haut, le symbole du feu mémoriel mais aussi dévastateur, est amplifié par une torche réalisée dans le même matériau, laquelle remplace dans ce contexte, la flamme qui doit toujours rester allumée du monument au soldat inconnu de l’Arc de Triomphe de Paris.
Sur le piédestal et par ordre alphabétique (c’est sans doute, la grande innovation des monuments de la Première Guerre mondiale), sont gravés les noms des enfants du pays morts pour la patrie. Tel un écho lointain, au moins une fois par an, l’architecture de pierre se métamorphose en délivrant à l’appel des vivants les noms qu’on appelle, comme à l’école, par ordre alphabétique. La description pourrait s’arrêter là, le monument détient sans doute toute légitimité pour assumer son rôle de gardien de la mémoire récente des hommes, nous sommes en 1923.
Mais, prend place l’insupportable, sur la place de la ville, les autorités locales ont confié au sculpteur le soin de montrer le véritable enjeu du monument. Il s’agit de représenter la mort par un cadavre d’airain. La dépouille est posée sur l’autel laïc créé pour cet effet, par l’architecte.
Je comprenais tout d’un coup, que lui était couché et mort, enveloppé par un linceul/drapeau, et moi, j’étais vivant. Debout.
Moronvilliers, petit coin agricole connu déjà sous les Mérovingiens, village très isolé, a toujours souffert des invasions au cours de l’histoire. On peut noter dans les travaux de l’Académie de Reims qu’en 1896 cette paroisse dédiée à Saint-Rémi possédait quelques fermes et une exploitation de pierres, sa belle église à trois nefs ayant été détruite en 1850 et pas bien reconstruite. Connue pour ses puits profonds qui servaient de caches, Moronvilliers avait la réputation d’être aussi peuplé de lièvres énormes. Si gros que Talleyrand avait même légué 100 francs au village en reconnaissance de ses envois de si gros gibier !
. Il y a peu de renseignements disponibles sur Jules-Edouard Visseaux, un sculpteur connu également pour ses bronzes. Le département sculpture du musée d’Orsay nous en a fourni quelques-uns. L’artiste a été primé à l’exposition universelle internationale de Paris en 1889. Il est signalé qu’il « a pris la suite de l’ancienne maison Gossin », que ses terre cuites sont de très bonne qualité et doivent « pouvoir résister à tous les changements de température » (extraits du rapport du jury). Y a-t-il un rapprochement à faire avec le Gossin de la rue éponyme, une rue de Montrouge qui a disparu dans l’opération de la ZAC du Nord ? C’est encore un point à éclaircir.
Général Galliéni
Mes grands parents maternels possédaient une maison de campagne à Esbly en Seine et Marne. Enfant, je supportais mal le voyage en voiture, même si la distance de 40 kilomètres entre Paris et cette ville située près de Meaux ne comportait pas de nombreuses successions de virages. La fin de mon calvaire approchait lorsque je voyais une masse noire composée de marronniers. Nous quittions alors, la nationale 3 pour prendre la route de Trilbardou. J’apercevais alors, furtivement, perché sur une pierre levée, granit d’extraction laissé brut, la silhouette d’un homme. Par la suite, bercé par les souvenirs de guerre de mon grand-père, lequel égrainait en doses homéopathiques les détails historiques de la Première Guerre mondiale, j’apprenais que cette ombre qui me sauvait de mon mal de transport était celle du Général Gallieni.
Ce dernier, qui était alors gouverneur militaire de la ville de Paris, séjourne avec son état major au château de Trilbardou, le 4 septembre 1914. Le 5, il décide de mener une contre attaque vers l’armée allemande dirigée par von Kluck, qui avance dangereusement vers Paris. Gallieni sort vainqueur de cette bataille. Après le conflit, bien après son décès survenu en 1916, la ville de Paris commande un monument à la mémoire du vainqueur de la bataille de l’Ourcq.
Pour une des figures les plus marquantes de la Première Guerre mondiale, le pouvoir en place souhaite passer la commande à un sculpteur susceptible de posséder la légitimité pour représenter Joseph Gallieni.
Le choix se porte sur un sculpteur statuaire: Eugène Bénet.
Tête nue, le Général a le regard fixé sur le champ de bataille. Il suit le déroulement des opérations, sa main droite ramenée sur le front comme une visière. L’autre main tient la casquette, retirée sans doute en hommage aux Poilus défilant devant lui.
Cet hommage au chef de guerre rappelle un autre mouvement statufié, celui du, du même sculpteur, œuvre créée dès 1920. Un détail relie ces deux œuvres, c’est l’arbre mutilé, troisième jambe du soldat.
Et, en regardant de près les œuvres et une photographie, le portrait de l’artiste, on peut être tenté de trouver quelques relations étrangement mimétiques entre le sculpteur et son sujet.
Patrice Alexandre
Patrice Alexandre est sculpteur, enseignant à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts à Paris. Il est l’auteur de nombreuses sculptures qui font appel au métal, fonte et bronze