Arles : exposition sur le destin des statues de Lénine en Ukraine

SU CPU StampRencontres d’Arles : en Ukraine, une statuaire au vestiaire

(extrait de l’article)

Le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sébastien Gobert ont pisté, à travers tout le pays, les statues de Lénine déboulonnées dans le cadre de la décommunisation.

LE MONDE | ar Claire Guillot

image: http://img.lemde.fr/2017/06/30/0/0/2560/1708/534/0/60/0/f3f7ef3_18445-4uq3p.59mxzxs9k9.jpgLe village de Korzhin a mis en vente cette statue au prix de 15 000 dollars pour financer des équipements collectifs.

La statue de Lénine la plus célèbre et la plus emblématique, en Ukraine, dominait la place Bessarabska à Kiev. Ce monument dans le pur style réaliste socialiste, sculpté dans le quartzite rouge par Sergueï Merkurov, avait été offert par Staline lui-même à la ville en 1946. Elle avait résisté à la chute de l’URSS, en 1991, et à la « révolution orange » en 2004.

Elle a mordu la poussière en décembre 2013 : pendant l’insurrection contre le régime autoritaire de Viktor ­Ianoukovitch, sur la place Maidan, un groupe proche du parti nationaliste Svoboda a mis à bas la statue, puis l’a attaquée à coups de marteau et de gourdin. « Il y avait un côté très spectaculaire et symbolique, qui me rappelait la chute du mur de Berlin, raconte le photographe Niels Ackermann, qui a assisté à la scène. Les gens tapaient de toutes leurs forces, comme s’ils voulaient anéantir à travers la statue tous les souvenirs du passé. Comme avec une poupée vaudoue. »

(…)

A travers toute l’Ukraine, le « Leninopad », le ­déboulonnage des statues de Lénine, s’est généralisé en 2014 et en 2015, de façon spontanée puis officielle : une loi de décommunisation a ­ordonné de se débarrasser des monuments et appellations symboles du passé soviétique, et par extension de la Russie contemporaine honnie.

Frappés par ces mises au rebut massives, ­désordonnées ou réfléchies, le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sébastien ­Gobert, fins connaisseurs de l’Ukraine, ont voulu en savoir plus sur le sort de ces statues tombées de leur piédestal. Un travail de fourmi qui les a menés à travers tout le pays, après de minutieuses enquêtes sur Internet, des recherches dans la presse, et pas mal de négociations avec les autorités locales. « Avec 5 500 statues, c’était le pays où il y avait le plus de Lénine au kilomètre carré, rappelle Sébastien Gobert. L’Ukraine ayant été rétive, c’était une façon d’imprimer l’idéologie soviétique à la fois dans le paysage et les esprits. »

Approche sérielle et distante

Le duo a réussi à retrouver 70 statues, réunies dans un livre, Looking for Lenin (éd. Noir sur blanc, 176 p., 25 euros), et dans une exposition aux Rencontres d’Arles. Tandis que le journaliste collectait les témoignages, le photographe choisissait une approche sérielle et distante – il n’y a aucun humain dans l’image, uniquement la statue dans son contexte : abandonnée dans une décharge ou au calme d’un jardin, fourrée sous un évier ou posée sur une étagère, jetée face ­contre terre ou tronçonnée, vandalisée, taguée, peinturlurée aux couleurs du drapeau ukrainien, voire transformée en Dark Vador…

« Au ­début, on avait peur que ce soit redondant, explique Niels Ackermann. Mais avec le temps, on s’est aperçu que chaque statue raconte quelque chose de différent. On a essayé de faire le travail artistique le plus fort possible, tout en restant dans le journalisme. Rien n’a été touché, et on a empêché les gens de déplacer les choses. »

image: http://img.lemde.fr/2017/06/30/0/0/2560/1708/534/0/60/0/cdfdc07_16650-iexs5i.97u090ms4i.jpgL’artiste Alexander Milov a transformé cette statue de Lénine pour lui donner les traits de Dark Vador.
L’artiste Alexander Milov a transformé cette statue de Lénine pour lui donner les traits de Dark Vador. Courtesy of Niels Ackermann / Lundi13

Alors que le style de tous les Lénine frappe par son uniformité – élément essentiel de la statuaire soviétique –, le sort de ces icônes ­déchues donne aux images des ambiances étonnamment variées. Les scènes se font tour à tour mélancoliques, violentes, drôles, ridicules, nostalgiques. Et l’humour pointe dans nombre d’images. Comme lorsqu’un Lénine a été grimé en Pierrot grimaçant, ou transformé en cosaque, héros symbole de liberté et d’indépendance.

« Sur la place Maidan, alors que la foule se faisait tirer dessus, les gens continuaient à faire des blagues. » Niels Ackermann

« Les Ukrainiens ont toujours eu un sens de l’autodérision extrême, même dans les situations douloureuses, souligne Niels Ackermann. Sur la place Maidan, alors que la foule se faisait tirer dessus, les gens continuaient à faire des blagues. » Les artistes ont souvent été les plus créatifs quand il s’est agi de réfléchir au destin des statues : Leonid Kanter collectionne les bustes de Lénine, qu’il place dans un de ses champs pour les livrer aux caprices de ses enfants, mais surtout au temps et aux éléments. « Ici, on peut réfléchir au sort d’un empire, qui finit toujours par être absorbé par la nature », dit-il dans le ­témoignage recueilli dans le livre. Le projet met aussi au jour, en filigrane, le vide que laissent ces statues et l’absence d’idéologie de substitution en Ukraine.

« Les autorités n’ont pas prévu quoi en faire ni quoi mettre à la place », indique Sébastien Gobert. Et les héros de remplacement ne sont pas toujours à la hauteur – à Soumy, la statue fondue a été moulée pour ressembler à Volodymyr ­Holubnychy, un champion olympique pas forcément flatté par l’hommage. Certaines mairies ont mené une consultation auprès des ­habitants. Mais les habitudes liées au culte de la personnalité ne se perdent pas facilement : dans la ville de Nova Bohdanivka, la statue de Lénine a été remplacée par une fontaine, que tout le monde appelle… la fontaine Lénine.

« Il y a aussi une petite ville des Carpates où l’avenue Lénine est devenue l’avenue Lennon ! », s’amuse Sébastien Gobert. Qui ajoute : « A travers ce projet, on a vu les limites du concept de décommunisation. Ce n’est pas parce qu’on enlève les statues qu’on devient instantanément une économie de marché mondialisée. La présence encore très forte de Lénine et de l’époque soviétique s’est manifestée, pour nous, à travers la bureaucratie qu’il a fallu affronter, les autorisations incroyables qu’on a dû demander… Ça nous a pris à peu près un mois par Lénine ! »

image: http://img.lemde.fr/2017/06/30/0/0/2507/1673/534/0/60/0/5f42708_27281-vozyc2.8wals7nwmi.jpgLa statue qui trônait au centre du Musée Lénine est désormais entreposée au sous-sol du bâtiment transformé en Palais des congrès.

Tout au long du livre, les statues témoignent des sentiments mitigés des Ukrainiens. Certains les sauvent par nostalgie de leur enfance et d’une époque où les routes n’étaient pas défoncées ; d’autres veulent par principe conserver les traces de l’Histoire ; d’autres encore espèrent faire venir les touristes… ou n’ont tout simplement pas les moyens de payer une grue. Ceux qui veulent les bazarder sont animés par la haine de la Russie actuelle ou juste par l’espoir du gain permis par la vente du métal des statues. « Cette variété montre qu’il y a aussi une infinité de façons, pour les Ukrainiens, d’envisager le passé, résume Sébastien Gobert. On voulait amener de la nuance et de la complexité. »

Les deux journalistes ont fini, après bien des ­efforts, par retrouver quelques restes de la ­majestueuse statue rouge de la place Bessarabska à Kiev, qui a été découpée en morceaux. Un petit bout minuscule a atterri dans un musée d’histoire à Oujhorod, une main a été récupérée comme trophée par un membre du parti nationaliste Svoboda. La tête, abîmée, appartient, elle, à un officier de l’armée ukrainienne. Affublée de pattes en métal, elle a été transformée en une araignée monstrueuse, qui semble monter la garde dans son appartement de Kiev.

« Looking for Lenin », exposition de Niels Ackermann et Sébastien Gobert. Jusqu’au 24 septembre, de 9 heures à 19 heures, au cloître Saint-Trophime.[divider]

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/culture/article/2017/07/03/rencontres-d-arles-en-ukraine-une-statuaire-au-vestiaire_5154862_3246.html#AbYQdhRq4KHyErRA.99

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