Antique : que reste-t-il de nos amours ?

La statuaire est liée à l’espace du sacré: temple autrefois, palais et son jardin royal ensuite, jardin public, square, place publique aujourd’hui. Cette évolution est aujourd’hui mise à mal par l’apparition d’un nouvel espace « multimodal » où l’Antique né d’une culture humaniste en mutation peine à trouver sa place et son sens.


Fontaine Ducel à Oakland

Promenons-nous dans notre ville: l’Antique est bien présent, majestueux ou discret, de pierre, de métal, voire de néon. La colonne et son chapiteau qui soutient l’Hôtel de ville, la Victoire du monument aux morts, le caducée lumineux du pharmacien, le Mercure de la chambre de commerce. Si vous avez plus de cinquante ans, si vous avez eu une formation de lettres, si vous n’avez pas été trop distrait pendant les cours d’Histoire, de lettre, voire de latin, vous pouvez comprendre le sens de ce que vous voyez. Mais qui sait raconter l’histoire d’Hippomène et d’Atalante? Qui sait, même, distinguer le héros de l’héroïne?
Il est habituel de déplorer la perte des repères, la perte du sens, la fin de la culture classique, celle qui justement s’incarne dans les statues. Mais, au moment où on érige dans le square public l’effigie de la nymphe Amalthée, au moment où la municipalité très fortunée s’offre le groupe monumental du Laocoon, qui peut, même dans un XIXe siècle éduqué dans les bonnes écoles, raconter ces histoires, belles ou terribles, que la fonte présente au passant.
Plus profonde est la défaite du rôle symbolique des espaces urbains. La ville, dès l’Antiquité, s’est organisée autour de trois fonctions: le sacré: c’est le temple avec la statue monumentale du dieu. Le pouvoir, c’est le palais royal: la statue du roi, de l’empereur et de sa lignée, y compris la divine (Auguste se rattache ainsi à Vénus), le « ventre », l’espace de production ou marchand avec la halle, les ateliers, les échoppes. Les statues y sont plus rares, mais les effigies ne sont pas absentes.
fontaine_tuseyAvec le temps, les fonctions urbaines se modifient, les rapports de force se déploient au profit d’un groupe ou d’un autre. Mais elles ne disparaissent pas pour autant. Le temple a laissé la place à l’église, le païen au chrétien, mais la statue demeure. La Vierge mère a pris la place de Mercure, de Vénus ou de Jupiter. Le pouvoir a renforcé son château, puis l’a transformé en palais de prestige. La statuaire a envahi les recoins des jardins.
Dans un troisième temps, commencé au XIXe siècle, le monde urbain se désacralise: le sacré tend à se replier dans ses murs, mais il ne disparaît pas. La reconstruction de villes par des urbanistes dont Haussmann est le plus illustre représentant, mais ni le premier ni le dernier, met le tissu urbain en ordre: planifié, trié, régenté… pour le rendre plus efficace, plus propre. L’esprit des Lumières éclaire la ville, même si c’est au prix d’ombres portées sur les quartiers populaires ou les espaces périphériques. Une des innovations majeures est le jardin public appelé aujourd’hui espace vert. Ce lieu abrite le « sacré laïque »: par l’ordonnancement des allées, des pièces d’eau, des fontaines, des statues mythologiques ou dédiées aux grands hommes, on se met « en retraite » comme on se retrancherait du monde dans un monastère. On peut lire, déambuler, méditer, échanger sous les auspices des Saisons, des Vertus, entre nature et culture.
L’agora grecque s’est maintenue ailleurs: c’est la place de l’Hôtel de ville: d’un côté, le balcon du pouvoir, de l’autre, un monument aux héros de la cité, autour des édifices publics et les cafés, lieux indispensables à la création d’une opinion collective, dite publique. C’est le quartier du pouvoir. L’Antiquité a aussi une place importante dans le décor. L’allusion au passé permet de se raccrocher à une légitimité qui a longtemps été tirée des temps anciens, par le jeu des généalogies personnelles ou des clans.
Dans cette organisation, la fonte, la statuaire, a plus qu’un rôle de décor. Elles sont là pour exprimer en volume, en formes, un sens. Qu’on croie à Athéna ou pas, qu’on se moque du printemps comme de l’été (Paul Veyne se demandaiten 1983: « les Grecs croient-ils à leurs mythes? », pense que c’est une question sans signification: ils structurent le temps, les rites, la société et servent de repères, de points d’ancrage), la statue, religieuse ou profane, donne au lieu une aura particulière, comme s’il fallait baisser la voix quand on est dans cet espace sacralisé. Le jardin public est un des vestiges de la cité antique, là où les dieux sont assemblés, parlent entre eux et nous parlent.
Ce troisième temps est fini. La légitimité ne vient plus du passé, ni du futur, mais du présent. Les dynasties sont mortes, les utopies ont prouvé leur nocivité, il ne reste plus que « maintenant ». Et dans cette immédiateté, la statue antique ne dit plus rien: elle est muette car personne ne comprend plus sa langue.

Louis XIV avait fait aménager les Jardins avec un soin tout particulier apporté à la symbolique des lieux. Les Tempéraments, les Continents, les dieux n’étaient pas assemblés au hasard. Ils formaient un livre de figures. Rapidement, au fur et à mesure des réaménagements, cet ordonnancement méticuleux a disparu; reste le décoratif. Dans les jardins publics, on ne fait plus guère retraite, on s’aère, on prend un bain de soleil. La place publique a dû défendre son « vide », ce creux si rempli de sens, si important contre l’automobile envahissante.
Le Roi Soleil avait un jardin à la française, symbole du pouvoir absolu sur l’Univers. Le pouvoir bourgeois a proposé le jardin romantique, avec son désordre propice aux états d’âme, aux surprises de l’Amour, aux jeux d’enfants… Le monde moderne tente d’inventer une forme nouvelle, hésitant entre ordre et désordre. Le Roi avait domestiqué le jardin, la nature naturée; le paysagiste des années 2000 recrée son antithèse, le jardin sauvage, sans intervention humaine, comme pour tenter de préserver un dernier pan de nature naturante. Dans le premier, la statuaire jouait un rôle fondamental pour habiter l’espace; dans le second, elle n’y est plus: l’homme et ses symboles n’ont plus leur place.
Nous n’avons plus le savoir nécessaire pour identifier les statues, les comprendre. En plus, nous avons perdu le sens de la symbolique des lieux qui ne sont plus vus que comme « fonctionnels », ce qui les renvoie à des dénominations et des utilisations matérielles, des parcelles de cadastre, des zones de plan d’urbanisme alors que le corps urbain a besoin de lieux où se déploient les rites, les pratiques, les échanges, qu’ils soient consensuels ou conflictuels.

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Dans ces vides qui tiennent le plein de la ville, la statue avait une place, sa place. Elle n’est plus que décor. Comment la revivifier? D’abord en la renommant, en lui rendant sa légende, mot dans son double sens: ce qu’il faut lire pour l’identifier, l’histoire qu’elle raconte. Ensuite en la réinsérant dans la vie urbaine: la statue de la Mélancolie de Pradier à Rio est pour les habitants du quartier plus qu’une fonte: c’est une quasi-divinité locale. Pour les touristes étrangers à Paris les fontaines de la place de la Concorde sont l’essence et l’existence de Paris. Elles font bloc avec la place, le cadre urbain, cet ensemble le plus prestigieux du monde. Quand l’Histoire n’apporte plus de sens à des générations anhistoriques, c’est la géographie, la vie locale, les rites qui prennent le relais. On s’y retrouve, on jette des pièces de monnaie dans le bassin, on déguise la statue pour Carnaval. Dans l’étude des fontes d’art, il nous a toujours paru intéressant de découvrir ce qui se passait près d’elles: déclarations d’amour, mariages, jeux, photographies… L’Histoire passe, la mythologie parle une langue de plus en plus oubliée. Le sens premier, voulu par les édiles, s’en va. Un autre peut arriver.
Dominique Perchet

 

Extrait de la revue Fontes n° 66-67 parue en juillet 2007

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