Une petite amulette découverte en 1985 dans une tombe du Baloutchistan pakistanais dévoile aujourd’hui, à la lumière du rayonnement synchrotron, les secrets des premières fontes à la cire perdue, mises en œuvre il y a six mille ans.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Par Nathaniel Herzberg
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Dans la main de Benoît Mille, le petit objet métallique n’a pas grande allure. Deux centimètres de diamètre, six rayons maladroitement écrasés sur un boudin circulaire périphérique. Le tout, corrodé jusqu’au cœur. Si ce n’était l’écrin de plexiglas qui le protège et les yeux brillants de l’ingénieur du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), on passerait facilement à côté.
On aurait tort. D’abord parce que cette « rouelle » de cuivre n’a pas été découverte n’importe où, mais dans une tombe de Mehrgarh, dans le Baloutchistan pakistanais. Ce site de l’Indus a déjà offert au monde les premières traces de pratique d’élevage et de soins dentaires, d’emploi de textiles, de perles et de céramiques glaçurées… Grâce à l’amulette, on peut désormais ajouter à la liste le plus ancien témoignage connu de fonte à la cire perdue. Les informations recueillies par les scientifiques, mais aussi les techniques qu’ils ont utilisées valent à cette découverte les honneurs de la revue Nature Communications. Un événement pour l’archéologie, qui n’a droit de cité dans la prestigieuse publication qu’en moyenne une fois par an.
C’est que la fonte à la cire perdue est à l’origine de la métallurgie la plus évoluée. Sans elle, pas de statuaire antique ni de bijouterie fine, pas de prothèses dentaires, de motorisation aéronautique ou encore de certaines de ces nanostructures chères aux start-up… et aux revues scientifiques. On l’a dite originaire de Gaule, de Chine. Jusqu’à ce que les Israéliens retrouvent, à partir de 1961, à Nahal Mishmar, une série d’objets de cuivre réalisés en fonte à la cire perdue entre 4 000 et 3 300 av. J-C. Mais voilà : la rouelle et les cinq autres raretés retrouvées à Mehrgarh, en 1985, par la Mission archéologique française du bassin de l’Indus et déposées au Musée Guimet, à Paris, proviennent d’un secteur occupé entre -4 500 et -3 600, en plein âge du cuivre. Si le record du monde n’est pas certain, il est hautement probable.
Face à une contradiction
La technique employée ne fait, en tout cas, aucun doute. Avant l’invention de la fonte à la cire perdue, on sculptait des moules, ou plutôt des demi-moules que l’on assemblait. Une fois le métal coulé, puis séché, on « démoulait » l’objet. Avec la nouvelle technique, ce n’est plus un « négatif » qui est préparé mais la forme définitive elle-même. L’objet est modelé en cire, puis recouvert d’argile, avec juste une ouverture pour permettre à la cire de s’écouler lorsque l’ensemble est chauffé. Le moule désormais vide est prêt à recevoir le métal en fusion. Une fois ce dernier refroidi et solidifié, il ne reste qu’à casser l’argile. « Le modèle et le moule sont perdus, mais cela permet de réaliser des formes sinon impossibles », souligne Benoît Mille. Sur les amulettes de Mehrgarh, on voit ainsi parfaitement, au centre, l’écrasement des rayons de cire les uns sur les autres, et à la périphérie, leur soudure contre la structure circulaire. « Comme de la pâte à modeler », résume l’archéométallurgiste.
Ces observations, les chercheurs du C2RMF les avaient faites dès la fin des années 1990. Mais leur recherche avait buté sur la composition du métal. Avec l’accélérateur de particules, ils avaient pu écarter toute présence d’arsenic, de plomb ou d’étain, les éléments que l’on retrouve dans les alliages employés plus tard dans cette région. Du cuivre pur, donc, intégralement oxydé par le temps. Sauf qu’au microscope, les scientifiques avaient aussi repéré des dendrites, sortes de stalactites partant de la surface et plongeant vers le centre. « Or cette structure est typique des alliages, insiste Benoît Mille. Nous étions face à une contradiction, incapables de la résoudre. »
Jusqu’à ce que dix ans plus tard, le synchrotron Soleil, sur le plateau de Saclay, entre en scène. Le laboratoire Ipanema, dirigé par Loïc Bertrand, a fait sa spécialité d’utiliser les rayons X surpuissants produits par la machine pour fouiller les matériaux anciens. Cette fois, les chercheurs d’Ipanema souhaitent profiter de la photoluminescence, non pour analyser des pigments, comme ils le font souvent avec les tableaux, mais des produits de corrosion. « La technique consiste à bombarder l’objet de rayons lumineux puis à analyser les rayons réémis par les différents éléments », explique le physicochimiste. Rouillé pour rouillé, autant étudier des objets vraiment anciens. L’équipe de Loïc Bertrand se tourne donc vers le C2RMF, qui voit là l’occasion de percer le mystère de la rouelle.
« D’abord nous avons vu les dendrites, se souvient Mathieu Thoury, ingénieur de recherche à Ipanema. Mais la puissance du synchrotron permet d’aller plus loin. Nous avons donc observé l’espace interdendritique. On a vu apparaître des traces d’autre chose. Mais l’image n’était pas précise. Nous avons changé la gamme d’excitation des photons, changé le détecteur, cherché à recueillir de l’infrarouge, ce qui ne se fait jamais… Et là, avec une résolution de quelques centaines de nanomètres, nous avons découvert une structure ordonnée. »
Reconstituer le scénario
Pour les physiciens et chimistes du laboratoire, l’image régulière de ces bâtonnets demeure énigmatique. « Mais quand nous l’avons présentée aux métallurgistes, ils ont immédiatement compris, se souvient Loïc Bertrand. C’était un eutectique. » A savoir, le témoignage de la fusion entre deux matériaux à la plus basse température possible. Puisque la cuprite analysée ne comportait que du cuivre et de l’oxygène, une seule conclusion était possible : l’oxygène n’avait pas seulement corrodé le cuivre, il avait aussi servi à constituer l’alliage, il y a six mille ans. « En d’autres termes, il y avait une fuite dans le moule », sourit Loïc Bertrand.
Une petite fuite. Les scientifiques ont pu déterminer que le mélange contenait 1,2 % d’atomes d’oxygène. Avec ce chiffre, ils ont reconstitué tout le scénario : le cuivre fondu et coulé à une température supérieure à 1 085 degrés, puis le refroidissement, les premiers cristaux qui forment les dendrites à partir de 1 072 degrés, et enfin, à 1 066 degrés, la solidification complète. L’analyse a encore permis d’établir que le cuivre employé était « natif », originaire d’un minerai pur.
Et l’histoire se dessine. Une histoire de métallurgie mais aussi d’apiculture. « La domestication de l’abeille va avec la néolithisation, indique Aurore Didier, archéologue et responsable de la Mission archéologique du bassin de l’Indus. Or Mehrgarh est un cas d’école des innovations apparues au néolithique. Dans ce secteur précisément, nous n’avons pas mis en évidence l’usage de la cire. Mais il est très probable que l’abeille était déjà largement domestiquée. » De la cire, un gisement de cuivre, une technique nouvelle, ou plutôt révolutionnaire…
La découverte ouvre un large éventail de questions. « Pourquoi utiliser cette révolution technologique pour réaliser un objet aussi simple ? », se demande Loïc Bertrand. « Quelle occasion a généré cette innovation ? Quelle intention avait cette population en réalisant ces objets ? », ajoute Aurore Didier. « Qui modelait la cire ? Etait-ce les mêmes qui produisaient les figurines d’argile magico-religieuses que l’on a retrouvé à Mehrgarh ? », poursuit Benoît Mille. Pour les physiciens, l’essentiel du travail est achevé. Pour les archéologues, un nouveau chapitre commence.
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