Article de Philippe Dagen, paru dans Le Monde (LE MONDE IDEES | 08.09.2017 Par Philippe Dagen)
Les statues sont porteuses d’un message politique : la France le sait bien pour avoir vécu l’épuration des statues par le régime de Vichy : tout ce qui était “politiquement incorrect” aux yeux de Vichy a été fondu. Mais il reste bien des monuments qui sont contestés pour leur rôle pas toujours glorieux dans l’Histoire. Le cas du général Lee est intéressant car il montre in vivo comment les querelles idéologiques prennent corps dans le bronze (et le sang). (DP)
Après Charlottesville, les monuments sudistes vacillent
Aux Etats-Unis, la statuaire publique est abondante. Mais celle consacrée aux généraux du Sud esclavagiste constitue désormais un objet de discorde
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Le 12 août, à Charlottesville (Virginie), la militante antiraciste Heather Heyer meurt écrasée par le véhicule de James Fields, militant du groupe néonazi Vanguard America. Depuis plusieurs heures, des heurts opposent alors partisans et adversaires de la suppression d’une statue équestre de Robert Lee (1807-1870), général en chef des troupes confédérées durant la guerre de Sécession, qui opposa de 1861 à 1865 les armées des Etats du sud des Etats-Unis à celles des Etats du nord, les premiers favorables à l’esclavage, les seconds partisans de son abolition.
Cette guerre, que les Américains nomment Civil War, a tué entre 600 000 et 700 000 personnes, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier de l’histoire du pays, seconde guerre mondiale comprise. La mort de Heather Heyer suscite aussitôt dans le pays des réactions très fortes, et celle plus qu’équivoque de Donald Trump crée un scandale d’ampleur internationale.
Un enjeu symbolique
Que la statue d’un personnage historique devienne un enjeu symbolique n’est ni neuf ni surprenant. C’est même sa fonction première. Les exemples sont innombrables, particulièrement dans les dernières décennies. Après la chute de l’URSS, des milliers de Lénine sont descendus de leur piédestal. L’une des expositions des Rencontres photographiques d’Arles 2017, « Looking for Lenin », présente ainsi les résultats de l’enquête que Niels Ackermann et Sébastien Gobert ont menée en Ukraine où, depuis 2016, il ne reste plus un seul des 5 000 Lénine érigés durant la période soviétique.
Dès 1999, Sophie Calle publie l’excellent Souvenirs de Berlin-Est, récit de sa vaine recherche des traces du communisme dans la ville. Quatre ans plus tard, le 9 avril 2003, les images de la chute de l’effigie colossale de Saddam Hussein à Bagdad passent sur toutes les télévisions du monde.
Lire aussi : « Looking for Lenin » : en Ukraine, une statuaire au vestiaire
On en a vu tomber bien d’autres durant les « printemps arabes », quand, en Tunisie et en Egypte, les effigies des dictateurs étaient renversées en même temps qu’eux. Il suffit de remonter dans le passé pour vérifier que révoltes et révolutions, guerres civiles et guerres étrangères, conquêtes et défaites se sont accompagnées de telles destructions, bustes et reliefs martelés, groupes abattus, fresques badigeonnées, bronzes fondus, etc. Il semblerait donc suffisant d’en conclure que les Etats-Unis ne font simplement pas exception à la règle universelle selon laquelle, partout comme dans la Rome antique, entre le Capitole – lieu du pouvoir, des honneurs – et la roche Tarpéienne – du haut de laquelle étaient précipités les condamnés à mort –, la distance peut être courte.
« La statuaire publique est surabondante et c’est un art très vivant aux Etats-Unis, à l’instar de tous les éléments visuels, artistiques et monumentaux de la “religion civile” », explique François Brunet, spécialiste de la civilisation américaine
Mais aller si vite vers cette généralité, ce serait se dispenser de se demander si, aux Etats-Unis, le rapport à la statuaire publique n’est pas d’une intensité particulière, et si les événements de Charlottesville ne s’inscrivent pas dans une histoire mémorielle spécifique. Sur le premier point, la réponse de François Brunet, spécialiste de la civilisation américaine à l’université Paris-VII, est nette : « La statuaire publique est surabondante et c’est un art très vivant aux Etats-Unis, aujourd’hui comme hier, à l’instar de tous les éléments visuels, artistiques et monumentaux de la “religion civile”. »
Au mont Rushmore (Dakota du Sud) sont ainsi taillés dans le granit les visages de George Washington, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt et Abraham Lincoln. Il fallut quatorze ans, de 1927 à 1941, et des centaines d’ouvriers pour que le sculpteur Gutzon Borglum achève ces têtes de 18 mètres de haut. « Il se crée constamment et partout dans le pays de nouvelles statues et de nouveaux objets à fonction commémorative, honorifique voire contestataire, dans des supports, formats, styles variés », poursuit François Brunet. Cela va des statues qui peuplent Washington Square, à New York, à celles qui commémorent, à Washington, les morts d’Iwo Jima et de la guerre du Pacifique ou ceux du Vietnam.
Cette statuaire est réaliste et narrative, souvent inspirée par la photographie – ainsi le mémorial d’Iwo Jima. Elle dresse des soldats de plusieurs mètres de haut avec un luxe de détails conformes à la vérité des uniformes et des armes. Pour un regard habitué à l’art du XXe siècle, ce réalisme héroïque est plus qu’anachronique. Mais il faut, comme l’observe Brunet, « tenir compte de la présence/prégnance de l’art public dans la culture visuelle américaine et du fait que cet art public est traditionnellement “chargé” symboliquement et politiquement, beaucoup plus qu’en France, semble-t-il ».
La « Cause perdue »
Présence et donc destruction : l’un des moments fondateurs de l’indépendance, rappelle l’historien, fut la démolition de la statue de George III, roi d’Angleterre, à Bowling Green, dans le sud de Manhattan, le 9 juillet 1776, sacrilège commémoré dans nombre d’images et de tableaux. Et geste qui pourrait passer pour le modèle de la destruction de la statue de Saddam Hussein, sous les yeux des soldats américains entrés dans Bagdad.
Mais le cas de Charlottesville est plus complexe. La statue équestre a été conçue en 1924 par l’artiste newyorkais Henry Shrady, 54 ans après la mort de Lee. Elle fut dévoilée à l’occasion d’un congrès d’un groupe nommé The Sons of the Confederate Veterans, fondé en 1896 à Richmond (Virginie), capitale des confédérés durant la guerre civile. Son érection relève donc de la réécriture de l’histoire par des nostalgiques du temps des plantations – et donc de l’esclavage.
« La seule présence de ces statues dans l’espace public impose une version singulière de l’histoire, justification révisionniste formulée par les sudistes après la guerre de Sécession », analyse l’historienne Véronique Ha Van
L’historienne Véronique Ha Van, spécialiste du sujet à l’université du Havre, analyse ainsi cette guerre des mémoires : « La seule présence de ces statues et monuments dans l’espace public impose une version singulière de l’histoire, celle du mouvement de la Cause perdue, justification révisionniste formulée par les sudistes après la guerre de Sécession – surtout entre les années 1880 et 1920 – pour idéaliser la lutte des confédérés perdue d’avance, selon cette thèse, face aux forces industrielles insurmontables du Nord. En glorifiant cette cause perdue, les statues des confédérés expriment le point de vue des vaincus, taisent les origines d’une guerre et exaltent des vertus chevaleresques et patriotiques. » Même analyse pour François Brunet, qui y voit « une compensation imaginaire à la défaite et à la brutale reconstruction, fondée dans un culte des vertus aristocratiques du vieux Sud, en particulier son modèle agrarien et non capitaliste ».
Les manifestants de Charlottesville ne s’attaquaient donc pas à une banale statue équestre, mais à un symbole révisionniste : comme si, en France, on avait érigé des statues de Pierre Laval ou de Jacques Doriot vingt ans après Vichy. C’est dans cette perspective que Véronique Ha Van comprend l’affrontement entre les organisations suprémacistes et antiracistes, au premier rang desquelles figure Black Lives Matter (BLM), née en 2012 après tant de morts d’hommes noirs tués par des policiers blancs dont la vie n’était nullement menacée.
En 2015, le suprémaciste blanc Dylan Roof assassine neuf personnes au cours d’un office dans un temple méthodiste noir de Charleston (Caroline du Sud). C’est à partir de ce moment, observe l’historienne, que se multiplient les actions de BLM contre « les statues de généraux – Robert E. Lee et Albert Sidney Johnston à l’université du Texas, Pierre-Gustave de Beauregard à la Nouvelle-Orléans, Nathan Bedford Forrest à Memphis… –, un monument en l’honneur de vétérans confédérés à Albemarle ou au cimetière de Maplewood à Durham », et bien d’autres.
Les statues sont taguées d’inscriptions : « Tear it down », « End racism », « KKK », « This is racist », etc. « Ce qui est écrit, poursuit Véronique Ha Van, est ce que les monuments ont cherché à éviter : les questions d’esclavage, de races, d’infériorité, de rejet, d’exclusion. » Les actions antiracistes ont d’abord provoqué des débats : supprimer, déplacer ou conserver in situ en ajoutant des explications historiques ? C’était avant le 12 août. « Après les manifestations de Charlottesville, le temps des compromis semble révolu, affirme Véronique Ha Van. Quatre jours après, Baltimore se débarrasse ainsi de quatre statues dont celles de Robert Lee et “Stonewall” Jackson, autre général sudiste. »
Londres sans Nelson ?
Par extension, la guerre des monuments se déplace en Europe. Le 24 août, dans The Guardian, la journaliste britannique Afua Hirsch publie une tribune demandant que la statue de l’amiral Nelson soit ôtée de Trafalgar Square. « Alors que beaucoup dénonçaient l’esclavage, Nelson le défendait vigoureusement, écrit-elle, usant de son siège à la Chambre des lords et de sa position influente pour perpétuer la tyrannie, les viols en série et l’exploitation organisée par les propriétaires de plantations aux Antilles. (…) Aujourd’hui, nous l’appellerions sans hésiter un suprémaciste blanc. »
Londres sans Nelson ? On attend de voir. Et, dès le 21 août, en France, l’association Mémoires et partages rappelait son combat pour que soient débaptisées rues et places de Bordeaux, Nantes, Le Havre et La Rochelle qui portent le nom de négriers. Ces déboulonnages de statues et de plaques ne suffiront évidemment pas à en finir avec le racisme. Mais du moins son histoire ne pourra-t-elle plus être commodément ignorée.
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