Le culte laïque des morts

Le seul culte républicain qui se soit ancré dans la société pendant 80 ans. Mais sa signification se perd et on peut s’interroger sur son avenir…

Des noms et des prénoms oubliés ou presque : Honorin, Félix, Eloi, Jules, Victorin… Des noms que l’on appelle, que l’on fait surgir de la pierre qui est un cri contre l’oubli. L’appel fait chaque 11 novembre est une lutte contre l’amnésie collective des vivants. “mort au champ d’honneur pour la France” répond la communauté assemblée.

Les manifestations du souvenir ont commencé bien avant l’armistice, conduites par les mutilés et les réformés qui avaient quitté le front. Elles se tenaient généralement le 1 ou le 2 novembre, au moment de la Toussaint et du jour des morts, dans le cimetière.

La fonction essentielle de la cérémonie était de conserver le nom des morts, dans un esprit républicain, ou tous étaient égaux devant la loi comme devant la mort. Si le monument est le reflet des intentions des municipalités de l’époque, il faut, dit Antoine Prost, compléter par l’analyse des rites, des cérémonies autour de l’autel.

Ces manifestations étaient organisées par les anciens combattants, et fait oublié, le 11 novembre a failli ne pas être fête nationale, la chambre bleu horizon voulant déplacer le 11 au 13 en 1921. Ce fut un tollé chez les anciens combattants qui exigèrent la transformation de leur fête en fête nationale.

Ce ne sont pas des manifestations militaires : tout le monde est unanime à gauche comme à droite. L’armée est même volontairement écartée : « c’est la fête de la paix que nous célébrons. Ce n’est pas la fête de la guerre » (1922 ; le journal des mutilés et des réformés).


Les monuments sont des tombes, des cénotaphes, en fait, puisque les corps ne sont sur place. Les cérémonies sont de type funéraire…

L’appel des morts, la minute de silence qui est la forme laïcisée de la prière…
à chaque nom, un enfant ou un ancien combattant répond : “Mort pour la France, mort au champ d’honneur” : c’est une litanie, autre forme dérivée du culte catholique.

Le dépôt de gerbes ou de couronnes prouve bien que le monument est une tombe.

Faut-il jouer la Marseillaise, chanter des hymnes, des cantiques, jouer des marches funèbres ? La sonnerie aux morts s’est imposée alors qu’elle était inconnue dans l’armée ; la minute de silence étant réglementairement encadrée par “Aux champs” ou “Garde à vous” et “au drapeau” à son terme.
Cette sonnerie aux morts est en fait une composition du chef de la musique de la garde ‘“républicaine” : elle a été adoptée en 1932 donc assez tard.

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Poitiers : devant le monument aux morts

Le protocole
Se succède dans un ordre à peu près convenu, la messe, le détour par le cimetière ; les enfants des écoles sont en rang, déposent une fleur ou un petit bouquet, se placent sur un des côtés comme la chorale dans le chœur de l’église, la population est sur l’autre côté.
Les anciens combattants arrivent et se placent devant le monument ; les autorités, le maire et le conseil municipal se placent également à distance.
Les combattants sont comme les membres de la famille qui reçoivent les condoléances. Leur position assure la solidarité entre les vivants et les morts et ils reçoivent eux-mêmes un hommage de toute la collectivité : il faut que la population soit présente ainsi que les autorités.

C’est le seul culte républicain qui ait pris, réussi. On fête non pas des abstractions, mais des personnes réelles, pas la patrie, pas l’armée. C’est la Patrie qui rend hommage aux citoyens, ce qui donne à la fête un ton républicain fort, car la République fait des citoyens la valeur suprême et la fin ultime de la société.
Ce culte civique est en même temps leçon de morale par l’exemple de ces soldats qui ont librement consenti leur sacrifice. D’où l’importance de la participation des enfants des écoles à un âge où ils n’ont pas encore compris ce qu’est la République et ses principes : le respect des citoyens, celui de la loi et du devoir civique.
La manifestation où ils ont un rôle actif, où ils bougent, parlent, déposent des fleurs, doit les impressionner et les influencer.
Tout se termine par un vin d’honneur (éventuellement) à la fin pour récompenser les participants et laisser un bon souvenir.

Qui parle devant les monuments ?
les élus qui incarnent la collectivité déroulent généralement leur discours en deux temps : “hier, les morts, aujourd’hui, nous les vivants”.
Les anciens combattants récusent toute récupération personnelle : le culte doit servir de façon désintéressée et impersonnelle comme les soldats l’ont fait en leur temps.

C’est un culte républicain, le seul exemple de religion civile au sens de Rousseau, un lieu de mémoire de la République, culte ouvert sur les places publiques, un culte laïque sans dieu ni prêtre qui se confondent dans le citoyen qui se célèbre lui-même, une pédagogie civique pour les jeunes générations qui doit dégager un sentiment collectif

D’après les analyses d’A. Prost in Lieux de mémoire.
 

DP


 

Article extrait du numéro de Fontes 31-32  paru en 1998

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